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en même temps qu’il les ouvrait à des intelligences actives et neuves, avides de sentir et de savoir. Jérôme en cela ne croyait pas faire de ses élèves des chrétiens moins bons que lui-même ; il était persuadé au contraire que la foi n’a qu’à gagner aux lumières, et que cette ignorance tant reprochée aux chrétiens par les polythéistes devait disparaître pour l’honneur et le bien de l’église : la rusticité dévote et l’envie en jugèrent autrement, et ces innocentes leçons lui furent imputées à crime. Rufin, implacable pour tout ce qu’il ignorait, voulut y voir une corruption de la jeunesse, et dénonça plus tard son ami comme un apostat, un païen, un prédicateur du polythéisme. Jérôme commettait, il est vrai, un autre crime du même genre en faisant copier des manuscrits de littérature profane par les moines du mont des Oliviers, que Rufin dirigeait : l’austère envieux ne le trouvait pas mauvais alors, attendu que ses moines en tiraient un bon profit, Jérôme payant fort largement. On pouvait même lui reprocher de se faire parfois l’entremetteur de ces petites pratiques païennes, soit en portant les manuscrits à son couvent, soit en collationnant les copies sorties de la main de ses moines. « Pourrais-tu nier, disait-il à Jérôme, dans une de ces invectives où il dressa plus tard l’acte d’accusation de son ancien ami, pourrais-tu nier que j’emportai un jour de Bethléem l’on portefeuille, et que dans ce portefeuille se trouvait un dialogue de Platon traduit par Cicéron ? » Jérôme se garda bien de le nier, car, s’il y avait eu crime, l’accusateur s’avouait complice.

Cette sirène de l’antiquité classique ne lui fit jamais oublier d’ailleurs qu’il était moine, qu’il était chrétien, et qu’il devait toutes les forces de son génie à la glorification du Dieu dont il était le ministre. Il le sent, le répète, l’écrit jusqu’à satiété, dans ses défenses, dans ses. livres, dans ses lettres intimes, et il a besoin de le dire, car la décadence des lettres était générale, et plus d’un prêtre ignorant, en Occident surtout, aimait à cacher sa honte sous le manteau du devoir chrétien. On l’accusait aussi de mêler des citations profanes à celles des Écritures : il s’en justifie par un badinage plein de grâce dans sa réponse à un certain avocat de Rome, nommé Magnus. « Les gens qui m’attaquent, lui dit-il, ne lisent pas plus la Bible qu’ils n’ont lu Cicéron. Ils auraient trouvé dans Moïse et dans les prophètes plus d’une chose empruntée aux livres des gentils. Et qui donc peut ignorer que Salomon proposait des questions aux philosophes de Tyr et répondait aux leurs ? L’apôtre Paul lui-même n’a-t-il pas cité dans son épître à Tite un vers d’Épiménide sur les menteurs ? N’a-t-il pas, dans sa première épître aux Corinthiens, inséré un vers de Ménandre, et enfin, dans sa dispute à Athènes, au milieu de la curie de Mars, n’a-t-il pas appelé Aratus en témoi-