Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/152

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sion qui, devant les résistances bien naturelles de l’élément lésé, devaient, les Turcs aidant, fatalement se transformer en tactique d’extermination ? Ils y avaient gagné, comme Libanais, de tomber sous l’autorité directe de la Porte. Ils y avaient gagné, comme Druses, de voir abolir la puissante organisation féodale à laquelle ils devaient non-seulement leur indépendance vis-à-vis de celle-ci, mais encore leur ascendant social et militaire dans la montagne[1], et de devenir politiquement, qui pis est, le sixième d’une nationalité morcelée et décapitée, lorsqu’il n’avait tenu qu’à eux de rester sans contestation la moitié d’une nationalité réelle. Au réveil enfin de leur rêve de domination générale sur les chrétiens de la montagne, ils perdaient jusqu’à leur suprématie traditionnelle sur ceux du Liban druse proprement dit : ils s’y voyaient assimiler, — outre la colonie maronite, que le classement par religion allait rendre participante de tous les droits de la race mère, — deux communautés jusque-là sans individualité politique, regardées tout au plus par eux comme le tiers-état de leur système social, et qui pouvaient désormais, en se concertant, mettre au service de leurs griefs une influence politique et judiciaire double de celle de l’ancien élément oppresseur, — ou triple, si les Maronites s’en mêlaient.

Les Druses ne devaient guère en effet compter, pour rétablir l’équilibre des voix, sur l’adjonction des Métualis et des musulmans, qui, presque sans contact territorial et par suite sans lien d’intérêt avec eux, auraient au contraire avantage à bien vivre avec la population chrétienne, au milieu de laquelle ces deux minorités sont comme perdues. Les trois communautés non chrétiennes ne se ren-

  1. L’abolition des privilèges féodaux (art. 6 du règlement de 1861), qui pouvait être considérée comme un bienfait par les masses chrétiennes du Liban, était une déchéance pour toutes les catégories de la communauté druse, qui n’en avaient que le bénéfice. La population agricole, la gent taillable et corvéable des cantons druses, se composait presque entièrement d’immigrans maronites et de réfugiés de l’un et l’autre rites grecs, que les cheiks et émirs druses attiraient chez eux de temps immémorial comme colons ou comme fermiers. Les Druses des classes inférieures se rangeaient au contraire autour des cinq familles féodales de leur caste comme agens et copartageans des exactions de celles-ci. De là, par parenthèse, ces airs dominateurs qu’on remarque chez le dernier va-nu-pieds druse, et qui, par le contraste, font paraître servile la politesse affectueuse du paysan chrétien. De là aussi la supériorité militaire très mal interprétée des Druses, qui, toujours sur le pied de guerre et presque toujours en expédition (car plusieurs de leurs cheiks, ayant perdu ou aliéné leurs domaines, n’avaient pour ressource que d’aller prélever la dime sur les grands chemins), se trouvaient naturellement mieux rompus à la discipline que les paysans chrétiens, lesquels n’abandonnaient la pioche pour le fusil que dans les grandes occasions. L’émir Béchir avait à la fois utilisé et contribué à développer ces différences en composant le noyau de ses forces de Druses, soldats déjà tout faits et que le service militaire n’enlevait qu’au brigandage ou à de dangereuses influences féodales, tandis que les chrétiens étaient des soldats à former et qu’il aurait fallu enlever à l’agriculture.