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montagne, — est-ce surtout quand l’ajournement des indemnités maintenait, aggravait même dans une effrayante progression les conséquences économiques de ces désastres, qu’on pouvait considérer comme remplie la condition mise à toute augmentation de l’impôt[1] ? Les « circonstances » dont le règlement requérait formellement la sanction n’autorisaient-elles pas plutôt les chrétiens, c’est-à-dire l’immense majorité des contribuables, à réclamer un dégrèvement, ou pour le moins à rejeter sur la Porte, — puisqu’elle se déclarait responsable de toute insuffisance justifiée des ressources locales, — le surcroît de charges apporté par un régime que le Liban n’avait pas demandé, et qui méconnaissait même tous ses vœux, toutes ses traditions ? Il va sans dire que Davoud-Pacha ne pouvait guère compter de son côté sur l’exactitude de la Porte à parfaire le budget des services courans, lorsqu’elle se pressait si peu de combler le déficit bien autrement impérieux créé par le pillage et l’incendie. Le résultat le plus clair de l’obligation qu’elle assumait ici était donc d’ouvrir la voie à un nouvel empiétement des Turcs, qui allaient pouvoir librement s’immiscer dans le contrôle des recettes et des dépenses, en un mot de fournir tout à la fois aux contribuables une nouvelle défaite et un nouveau grief[2].

  1. Dans les transactions les plus régulières, les plus courantes, l’intérêt de l’argent s’élève souvent en Syrie à 30, 40, 48 pour 100, même pour les emprunts de l’agriculture. Les capitaux engagés dans le petit commerce de détail y servent en moyenne a cinq ou six opérations par an, en rapportant à chaque opération au moins 20 pour 100. Dans la principale industrie libanaise, celle du tissage à la main des étoffes pures ou mélangées de soie, de laine ou de coton, les bénéfices de l’ouvrier, du fabricant et du marchand, dont le total n’est pas inférieur à 50 ou 60 pour 100, se réunissent dans la même main et se renouvellent au moins tous les six mois. Sur ces données, on peut donc hardiment calculer que le retard apporté au paiement des indemnités à chaque année ajouté environ 100 pour 100 aux pertes générales résultant de la disparition des capitaux marchands et manufacturiers détruits par l’incendie ou dispersés par le pillage. Or les indemnités de Deir-el-Qamar et de Zahlé n’ont été tellement quellement réglées qu’au bout de quatre ans, et encore en papier qui s’escompte à 30 et 40 pour 100 de perte. Pour le reste de la montagne, il n’est même plus question d’indemnités. Rappelons en passant que la mauvaise foi turque, plus ruineuse encore pour les Libanais que le massacre de 1860, a été probablement aussi meurtrière. Dès 1861, et quand n’avaient pas encore cessé les abondantes aumônes faites par les divers comités européens, le comité anglais évaluait déjà à plusieurs milliers le nombre des survivans du massacre qui avaient péri de misère. Vers le milieu de 1862, c’est-à-dire quand une réaction complète de sécurité avait bien certainement ramené à Deir-el-Qamar le ban et l’arrière-ban de la population survivante, cette ville d’environ 8,000 âmes n’avait retrouvé que 3,500 habitans. Le massacre n’en ayant pris au plus que 2,000, la part du désespoir et de la faim dans le déficit total s’élevait au moins au même chiffre.
  2. Comme première conséquence de cette apparente concession de la Porte, tous les services financiers furent mis sous la direction d’un chef de bureau turc, que son gouvernement, comme pour rendre plus visible la fusion des deux administrations financières, nomma en outre commissaire des indemnités.