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les ramasse, ou plutôt je prends mon parti, je travaille, j’interprète les Écritures, et me soucie peu des fantômes et des larves, dont la nature est, dit-on, de murmurer la nuit dans les coins, pour faire peur aux petits enfans. »

Les trois années qui s’écoulèrent pendant la construction des monastères forment l’époque la plus laborieuse peut-être de la vie de Jérôme, et assurément la plus heureuse. Aucun orage ne grondait encore du côté de Jérusalem, et les nuages qu’on y voyait poindre semblaient pouvoir être dissipés aisément. Exempt des soucis d’une direction monastique et du chagrin des luttes personnelles, sauf les critiques littéraires, dont il semblait avoir pris son parti, il se livrait sans réserve à la contemplation solitaire et à l’étude au sein d’une amitié pieuse et tendre. Les deux bonheurs terrestres qu’il avait rêvés à côté de la perfection religieuse, l’affection et la renommée, étaient venus le chercher en même temps. Paula et Eustochium ne le quittaient guère, l’assistant, l’encourageant dans ses travaux, le soutenant à ses heures de défaillance ou d’irritation. Elles s’étaient fait de l’aimer, de l’admirer et de le servir comme une seconde religion en ce monde : elles y mirent leur gloire et furent pour beaucoup dans la sienne. Symptôme étrange de la révolution qui renouvelait par sa base la société romaine ! un des grands noms du Capitole venait, dans un coin de la Judée conquise, s’attacher au nom vulgaire d’un prêtre dalmate, et en recevait une immortalité qui n’a point pâli à côté des souvenirs de Carthage et de Numance. Jérôme a mêlé à des œuvres aussi durables que l’église chrétienne, dont elles sont un des joyaux, le nom et la mémoire de deux filles de Scipion. Leur savoir, leur vertu, leur douceur, leur dévouement filial pour le grand docteur d’Occident, inscrits au frontispice de nos livres saints, sont connus et célébrés jusque dans des pays où l’histoire de Rome est ignorée et ne pénétrera peut-être jamais. Jérôme l’espérait[1], et elles le croyaient, abritant sous cette noble amitié leur bonheur au ciel et leur renommée ici-bas.

Les préfaces de Jérôme et ses lettres intimes nous initient aux mystères de cette communauté de trois âmes pieuses et savantes. Quand il fut installé dans son paradis (il appelait ainsi, comme on l’a vu, son cabinet de travail établi dans une grotte voisine de la crèche), Paula et sa fille brûlaient de l’y visiter au milieu de ses livres et de ses scribes. Elles tentèrent enfin l’aventure et vinrent solliciter la faveur de lire avec lui l’Ancien et le Nouveau Testament. Jérôme refusa d’abord, par sentiment de son insuffisance, dit-il ; « mais leurs instances, ajoute-t-il bientôt, étaient si douces que je

  1. « Exegi monumentum æro perennius, quod nulla possit destruere vetustas… ut quocumque sermo nosier pervenerit, te laudatam, te in Bethleemitico agro conditam lector agnoscat. » Hier. ep. 84. Epitaph. Paulœ.