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et du disciple, dom Deschamps au contraire celui du maître et du pédagogue. Celui-ci n’hésitait pas à le tancer assez vertement sur sa misanthropie, et lui écrivait avec autant de bon sens que de hardiesse : « Allons, rappelez à vous votre raison, soumettez votre cœur à sa férule, et dites-vous bien que c’est compter pour trop les hommes, bâtis comme ils sont, que de s’affecter de leurs perfidies aussi vivement que vous le faites. Si j’étais auprès de vous, je vous ferais voir que vous n’êtes qu’un grand enfant, tout grand homme que vous êtes, et je voudrais vous amener au point de rire sur vous d’avoir pleuré. »

La suite de la correspondance de dom Deschamps n’est pas moins remarquable. Chaque philosophe du temps s’y montre avec son caractère : d’Alembert froid, sec, sceptique, « n’ayant nul goût pour les controverses creuses et interminables de la métaphysique ; » Diderot passionné pour la métaphysique de dom Deschamps, mais protestant contre sa morale. Il était, disait dédaigneusement dom Deschamps, extrêmement peuple sur ce point. Helvétius se montre poli, vague, superficiel, Voltaire toujours ravissant d’esprit et de grâce, mais croyant, ce qui est plaisant, qu’on veut le convertir, et disant, comme Saint-Évremond à Waller au moment de mourir : « Vous me prenez trop à votre avantage ! » Malgré la politesse et la bonne grâce de tous ses correspondans, on voit que dom Deschamps était partout éconduit. Celui-ci, très fier de son côté, demandait plus qu’il ne pouvait prétendre d’un siècle sceptique et fatigué. A propos de Voltaire par exemple, il écrivait : « Il ne s’agit pas de lui demander ce qu’il pense, mais de lui apprendre ce qu’il doit penser. » Cette prétention d’instruire un vieillard de soixante-dix-sept ans, quand ce vieillard est Voltaire, prouve que dom Deschamps avait à la fois beaucoup d’orgueil et assez peu d’esprit. De guerre lasse, rebuté par tous les grands du jour, il se tourna vers cet écrivain médiocre et obscur auquel l’engouement bizarre de Goethe a donné une sorte de gloire posthume, à l’auteur du livre de la Nature, Robinet. Il y avait assez d’analogie entre ces deux personnages pour qu’ils pussent s’entendre. Nouvelle déception. Robinet, de chute en chute, en était arrivé à ne plus croire à rien du tout, pas même à son propre système. Il s’était mis dans les affaires et ne songeait plus guère qu’à gagner de l’argent. Cependant dom Deschamps réussit encore à l’entraîner pendant quelque temps dans une discussion métaphysique qui ne paraît pas avoir été très lumineuse, car l’un des deux écrivains, nous dit M. Beaussire, soutenait le rienisme, et l’autre le néantisme. Quoi qu’il en soit, Robinet se lassa de cette discussion, qui ne lui rapportait rien. Dom Deschamps, lassé de son côté, nous trace de ce personnage le portrait le moins flatté. « Je viens d’avoir, dit-il, une conversation des plus curieuses avec un homme de lettres qui a beaucoup vécu avec M. Robinet. Il me l’a dépeint comme un petit-maître de philosophie, idolâtre de sa figure, qui s’est fait un jargon de bel-esprit et de galanterie pour plaire aux femmes des deux sexes. Il est grand maquignon d’ouvrages manuscrits qu’il trafique, rhabille et fait imprimer… Il est d’une profonde dissimulation, de mauvaise foi, dangereux par les voies tortueuses qu’il pratique pour venir à ses fins. Toute son occupation est de recrépir, de vernisser, d’enluminer les manuscrits qu’il distribue à la toise et au rabais à des manœuvres. » Espérons, pour l’honneur de Robinet, que