Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/515

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sorbe pas, c’est un moyen de s’étendre, de se renouveler, de même que l’étude des littératures étrangères est un moyen de s’étendre dans un autre sens, de se fortifier par une connaissance plus intime de toutes les formes de la pensée, de toutes les nuances de civilisation morale et intellectuelle. Reproductions de livres anciens inédits ou incomplètement connus et traductions de livres étrangers marchent de pair.

Autrefois on s’en tenait, en fait de traductions, aux grandes œuvres, aux œuvres consacrées et aux grands noms, à Shakspeare, à Milton, à Dante, à Tasse. Aujourd’hui on va plus loin ; la curiosité contemporaine est au travail, fouillant dans le présent comme dans le passé, ne se contentant plus des noms environnés de l’auréole ou des plus grandes œuvres des plus grands poètes, et c’est ainsi que M. Guardia, avec un zèle patient et intelligent, fait passer en français un des écrits les moins connus, les moins lus de Cervantes, le Voyage au Parnasse, — que M. Alphonse Royer, esprit fin et habile, met tous ses soins à traduire, non plus Calderon ou Lope de Vega, mais le poète espagnol Alarcon, et mieux encore les folles, les spirituelles féeries de l’aimable humoriste italien Carlo Gozzi[1]. M. Guardia s’est laissé séduire par le charme secret qu’il y a dans tout génie d’une nature puissante et sympathique, et il a cru, non sans raison certainement, que les moindres œuvres de l’auteur de Don Quichotte avaient toujours quelque chose de la forte sève de l’imagination qui les créa. Il a joint à la traduction du Voyage au Parnasse une biographie complète, nourrie, substantielle, à laquelle il ne manquerait qu’un peu de lumière et d’ordre. Il ne faut pas s’y tromper cependant, c’est toujours par Don Quichotte et les Nouvelles que Cervantes est ce qu’il est ; c’est là qu’il a mis le sel de son esprit, la grâce supérieure de son bon sens, la finesse de son observation, tous les élans de son âme héroïque et opprimée. Le Voyage au Parnasse n’est qu’une bluette satirique qu’il était difficile de traduire, et que M. Guardia a fait passer habilement dans notre langue : spirituelle boutade, représaille sans fiel d’une imagination puissante et enjouée contre ses contemporains. Cervantes, sous une forme ingénieuse et animée, passe en revue tous les poètes de son temps, criblant les mauvais de ses railleries, honorant les bons et se montrant lui-même le plus pauvre et le plus malheureux, ayant bien assez de génie pour écrire Don Quichotte, qui est « une ressource contre le chagrin et la mélancolie en toute saison, » et les Nouvelles, qui « ont ouvert un chemin à la langue castillane, » mais fort embarrassé quand le dieu des vers l’invite à plier son manteau et à s’asseoir dessus : il n’y a qu’un malheur, il n’a pas de manteau. « J’ai, dit-il, j’ai et j’aurai mon esprit, grâce au ciel, qui me guide vers le bien, affranchi et libre de toute adu-

  1. Le Voyage au Parnasse de Michel Cervantes, traduit en français pour la première fois, avec une notice biographique, par M. J.-M. Guardia ; 1 vol. in-18, Jules Gay, éditeur, 1865. — Alarcon, théâtre, traduit pour la première fois par M. Alphonse Royer ; 1 vol. in-18. Michel Lévy. — Carlo Gozzi, théâtre fiabesque, traduit pour ta première fois par M. Alphonse Royer, 1 vol. in-18. Michel Lévy, 1865.