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écrit aussi des pages très vives contre le Paradis qui fait peur. En réalité, le Dieu que le jeune poète insulte en ces termes, c’est le dieu des stoïciens antiques, le dieu des panthéistes modernes. Le père révélé par Jésus, et dont tant de chrétiens timorés ont une idée si fausse, est aussi loin du dieu indifférent des panthéistes que du tyran jaloux imaginé par les ascètes ; c’est celui dont nous sentons la présence dès que nous descendons un peu avant au fond de nous-mêmes, celui que Fénelon appelle le maître intérieur et universel, celui dont saint Paul a dit : In Deo vivimus. Il ne manque à M. Sully Prudhomme qu’une inspiration plus précise pour éviter sur ce point toute confusion. En somme, la lecture de son livre est saine, car, après des pièces où l’auteur hésite entre le vrai et le faux et semble confondre les voluptés énervantes avec les joies viriles, il termine par des accens qui résonnent comme un cri de triomphe. L’idéal de l’humanité se découvre à ses yeux au moment où il a retrouvé le sentiment de la vie individuelle. Ici par exemple, il célèbre la parole humaine, et traçant à grands traits son histoire, c’est l’histoire de la civilisation libérale qui se déroule sous sa plume. Taisez-vous, bruits de la nature, voix des flots ou de l’orage, de la terre ou du ciel, un monde supérieur est né ; la parole humaine vient de se faire entendre ! C’est elle qui va dompter les monstres et fonder les cités, proclamer le droit éternel et brider le glaive inique ; ah ! depuis le jour où cette parole s’éleva pour la première fois, timide, étonnée d’elle-même, au milieu du tumulte des élémens, jusqu’au jour où elle s’élança de la poitrine de Mirabeau pour dominer les tempêtes, quelles destinées furent les siennes ! Que de progrès ! que de victoires ! Eh bien ! dit le songeur, un progrès plus grand encore lui est réservé dans l’avenir ; un jour viendra où cette parole vengeresse ne sera plus nécessaire, où la parole douce, simple, bienfaisante, régnera sans efforts sur l’humanité libre. — Et soudain, mariant les rêves du chantre de Pollion aux préceptes du sermon, sur la montagne, il s’écrie :

O divine éloquence, alors tu n’auras plus
Pour image la mer aux éternels reflux ;
Tu prendras pour symbole une source féconde,
Un fleuve large et pur, le flot de la Gironde,
Qui, donnant son murmure aux lèvres qui l’ont bu,
Trempe au cœur des enfans l’amour et la vertu.
Et comme l’eau descend des cimes aux vallées
En charriant l’argile et les pierres salées,
Et sans niveler l’herbe et les chênes entr’eux,
Les baigne également d’un torrent savoureux,
Ainsi dans les cités, à travers les campagnes,
Tu répandras ce baume épanché des montagnes.