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nait à peine de mourir lorsque Shakspeare arriva dans cette île du théâtre qu’il trouva livrée au pouvoir du génie obscur et équivoque de son digne rejeton, Caliban, — nommez hardiment Marlowe, — un être infernal, à l’imagination criminelle, à l’âme de damné, que l’éducation corrompt au lieu de l’ennoblir, et chez qui la barbarie semble s’accroître de toutes les ressources que lui prête la civilisation. Dans les convoitises audacieuses, dans les pensées difformes de Caliban, vous retrouvez sans peine ce génie de révolte et d’impiété qui éclate dans le théâtre de Marlowe, la sensualité désordonnée d’Édouard II, le machiavélisme immoral du Riche juif de Malte, les blasphèmes et l’incrédulité au Faust ; mais, tout difforme qu’il est, ce Caliban du théâtre anglais est un vrai fils de la nature, ce démon esclave du vice est un inspiré, et il exprime avec une puissance incomparable les poésies de la fange et du crime. Aussi Shakspeare, qui s’y connaît, n’a-t-il garde de nier sa valeur et de le désavouer. « Quant à cette créature, je la reconnais pour mienne, » dit-il par la bouche de Prospero à la fin de la Tempête. Cependant, comme il prenait possession de ce théâtre aux inventions sanglantes et perverses, il entendit la voix douloureuse d’un esprit emprisonné qui suppliait qu’on le délivrât, celle du beau génie anglais, pleine d’une tendresse, d’une mélancolie et d’une passion qui demandaient à s’exprimer en pleine liberté. Shakspeare tira le beau génie de la prison où le retenait la barbarie, et avec son aide il humanisa ce théâtre sauvage. Alors les ronces se mirent à fleurir, les fourrés de broussailles se transformèrent en bosquets luxurians de verdure où les esprits aimèrent à se réunir, l’horrible obscurité des forêts primitives fut tout à coup dissipée par la lumière d’apparitions étincelantes, l’air épais et méphitique devint sonore et fut traversé par des mélodies auxquelles Caliban même et ses grossiers compagnons ne purent rester insensibles, et qui conserveront leur puissance tant qu’il y aura ici-bas des âmes accessibles à la musique et à la poésie. Voilà l’Éden que Shakspeare fit de cette terre sauvage, Éden digne d’être le berceau d’une nouvelle poésie, rachetée de la tache originelle du mauvais goût barbare. Et cependant cette île ainsi transfigurée par Prospero avait été l’objet de bien des calomnies : sa fécondité avait été niée, les enchantemens de son souverain révoqués en doute. Shakspeare, dans cette histoire allégorique de sa vie, n’oublie même pas les critiques dont il a été l’objet, les méchans ou les envieux qui le harcelèrent de leurs dénigremens et de leurs rancunes. Rappelez-vous la conversation qui ouvre le second acte et les acerbes railleries dont l’île enchantée est l’objet de la part de Sébastien et d’Antonio, quelque George Chapman et quelque John Marston poussés par la jalousie et la haine, peut-être aussi par les