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sans qu’il fût possible de faire comprendre au jeune et irresponsable mathématicien chargé de la construction l’inconvénient sérieux et compromettant de ses savans calculs ! Il fallait aller à la mer avec ces imperfections et paraître devant les étrangers, aux yeux de qui, grâce à la paix, on en était quitte pour un peu d’humiliation.

Rien n’est plus éloigné de notre pensée que de prétendre attaquer nos corps spéciaux, génie, artillerie et autres. Ils sont remplis d’hommes remarquables que la marine s’honore de posséder dans ses rangs, et dont les travaux ont droit à toute la reconnaissance du pays. En ce moment même, M. Dupuy de Lôme montre que le génie chez un homme peut se passer avec succès de tout contrôle et défier toute critique ; mais le génie, par cela même qu’il est la plus haute des facultés humaines, est aussi, la plus rare, et ce ne sont pas les exceptions qui peuvent faire règle, Nous nous plaçons ici au point de vue le plus général. Le déclin du corps principal, combattant, agissant, entraînerait la décadence, de la marine tout entière, et bien entendu celle aussi des corps spéciaux. Nous n’hésitons pas à penser qu’une mesure assurant la prépondérance du corps de la marine dans les conseils, les comités où se décident nos affaires navales est plus nécessaire que partout, ailleurs en un pays où l’intelligence des choses de la mer n’est pas dans les aptitudes de tout le monde, et où l’on est si souvent exposé à causer à la marine un mal réel par le seul fait, de l’ignorance.

Si cette ignorance de tout ce qui tient à la navigation peut avoir dans le détail de l’administration des résultats fâcheux, combien plus graves en peuvent être les conséquences lorsqu’elle menace de tarir les sources mêmes de notre puissance navale en modifiant à la légère l’organisation de cette partie de notre population au sein de laquelle se recrutent nos équipages ! Ici, nous touchons le point sensible, la cause profonde de la crise que traverse en ce moment la marine française.

Tout peuple en effet peut, avec de l’argent, construire un navire, une flotte même. Ainsi font les Russes, ainsi a fait jadis Méhémet-Ali ; mais pour monter ce navire, pour le conduire sur mer, il faut des marins ; pour entretenir une flotte qui soit autre chose qu’une création trompeuse et éphémère, il faut une population maritime ; pour faire vivre enfin, sinon pour développer une population maritime, il faut une marine marchande. Tel est l’enchaînement de nécessités qu’entraîne le maintien d’une puissance navale. On a souvent cherché à remédier à la pénurie d’hommes de mer en introduisant à bord une certaine proportion d’hommes non marins que l’on employait aux parties les moins spéciales du métier, mais on a vite trouvé la mesure très restreinte dans laquelle ce mélange