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degré de civilisation des peuples, la société américaine aurait le pas sur toutes les autres.

20 juin.

Mes amis m’ont mené à Central-Park, vaste bois de Boulogne américain, avec vallons, rochers, cascades, ponts, aqueducs, lacs et montagnes, qui s’ouvre au bout de la cinquième avenue. C’est là, sur une longueur d’une lieue, et dans les rues transversales que demeure le monde élégant. Le parc a des allées sablées, des parterres de fleurs et d’arbustes rares, des terrasses de marbre, une légion de cavaliers et d’équipages. Près de là est situé le grand réservoir des eaux de la ville. C’est un bassin de granit qui a deux milles de tour, et dont l’étendue est presque effrayante. Nos réservoirs de Versailles ne sont auprès que des jeux d’enfans.

Au retour, je remarque çà et là de grands édifices : ce sont des écoles, des églises, des hôpitaux, des asiles, toutes institutions particulières et soutenues par la charité privée. Tout le monde a entendu parler de ces églises en même temps salles de danse et de concert, qui se louent à la séance et entendent les farces du bateleur après les sermons du missionnaire. La construction d’un temple est une affaire comme celle d’une auberge ou d’un théâtre : l’entrepreneur le loue, l’aliène, ou bien vend aux fidèles des bancs héréditaires moyennant des rentes annuelles ; mais ces choses se font le plus souvent par dons volontaires, et nul ne les marchande moins que ces hommes avides dont il semble que l’argent soit l’unique passion. Les souscriptions sont aussitôt remplies qu’ouvertes. L’Américain ne donne pas seulement beaucoup, ce qui pourrait s’expliquer par l’ostentation, mais il donne avec bonne grâce et simplicité. Quand le défunt archevêque de New-York voulut bâtir une cathédrale, il fit une liste de cent personnes à qui il écrivit pour leur demander 1,000 dollars à chacune : le soir même, quatre-vingt-dix-neuf avaient répondu.

Voulez-vous l’ombre au tableau ? Il y a entre Broadway et la rivière du nord, autrement dit l’Hudson, un quartier sale et dépenaillé où vivent les Irlandais et les gens de couleur. Rien de plus tristement misérable que ces masures de planches, ces longues avenues boueuses et cette pauvre population. De temps à autre, un lourd wagon roule sur une voie ferrée, traîné par deux chevaux étiques au bruit d’une clochette fêlée, et l’étranger y lit, stupéfait, cette inscription : « voiture permise aux gens de couleur. » Qu’est-ce à dire ? Sommes-nous dans l’Illinois ? y a-t-il de lois contre les nègres ! sont-ils en dehors du droit commun ? Non pas ; mais le préjugé public les persécute plus tyranniquement qu’aucune loi.