Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/876

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je guis venu directement de Philadelphie sans m’arrêter à Baltimore. A mesure qu’on approche de la guerre, on voit changer l’aspect des populations ; le chemin de fer est plein de soldats. Quelques-uns portent des lambeaux d’uniforme ; leurs figures hâlées, amaigries, attestent leurs fatigues. D’autres, tout de neuf équipés, s’en vont l’air joyeux et martial. Quel contraste entre ceux qui vont et ceux qui reviennent ! Dans le Maryland, nous rencontrons à chaque station des soldats par centaines, convalescens, blessés, malades, affreux à voir sous leurs chapeaux déformés et leurs capotes sales, tristes témoins de la partie sanglante qui se joue près de Richmond. En même temps la robuste et brune figure du fermier marylandais ou virginien, le visage osseux, la tête mince et la barbe de bouc de l’homme du nord, dans un coin le mulâtre silencieux et humilié, toute une galerie de types américains défile sous mes yeux. Quant au pays, il devient plus sauvage à mesure qu’on descend vers le sud, d’abord les riches plateaux de la Pensylvanie, de grasses campagnes, de populeux villages, des vallées riantes où coulent des rivières tranquilles, tributaires du grand fleuve, devenu déjà presque une mer ; plus loin, des forêts épaisses, une région heurtée, presque montagneuse, dont le versant s’incline à demi noyé sous les eaux calmes de la baie de Chesapeake. Des hêtres, des chênes, des platanes, tous les arbres de nos bois, et mille autres frais feuillages aux nuances tendres, aux fines découpures, s’y disputent le sol et l’espace ; c’est pour moi la nature vierge. Quelquefois une cabane apparaît sous la feuillée, parmi les lianes et les herbes fleuries, témoin furtif et comme effrayé de notre bruyant passage à travers la solitude. Ou bien un large pli se fait entre les collines, et l’on traverse, soit un bras de mer environné de forêts baignantes et parsemé de petites îles gracieuses comme des bouquets de fleurs, soit la riante embouchure de quelque large et royale rivière qui serpente à perte de vue vers un horizon de montagnes vaporeuses. On traverse l’une de ces rivières, la Susquehannah, en bateau à vapeur. Nous faisons halte ; je me lève : je vois la mer sous nos pieds. Ailleurs de longues lignes de pilotis forment des ponts à jour où l’on roule au-dessus des vagues. Je remarque, au bord de la Susquehannah, un joli village appelé Havre-de-Grâce, sans doute une ancienne colonie française. Ici les bois sont plus sombres, la terre plus riche et plus humide. De grands champs de maïs s’étendent sur les hauteurs, de belles plantations s’abritent sous l’ombrage, dans les vallons. Cette campagne adoucie, mais jeune encore, semble conquise sans peine. Elle déploie une richesse sauvage à deux pas de la demeure de l’homme, qu’elle entoure de sa caressante beauté. Voici enfin Baltimore ; on détache les wagons,