Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/884

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne ressemble pas assez à ses compatriotes pour les satisfaire ; il a des vues trop hautes, un sens critique trop fin, trop de douceur naturelle et peut-être aussi d’indulgence calculée pour flatter les passions brutales d’aucun parti. De tous les Américains, c’est peut-être le plus capable de porter avec dignité le portefeuille, aujourd’hui si incommode, des affaires étrangères, et, passez-moi le mot, de servir de tampon entre l’humeur malveillante des puissances européennes et la rudesse agressive de ses concitoyens, il ne partage ni leur monstrueuse vanité nationale, ni leur insupportable admiration d’eux-mêmes, ni leur confiance belliqueuse en leurs propres forces. Sa politique extérieure, sans être humble ni servile (il l’a bien prouvé par sa verte réponse aux accusations de la chambre des lords), se résume en un mot : la paix. Vous ne voyez ici que brûlots prêts à se lancer sur l’Angleterre et sur la France. Quant à lui, il pense que l’Amérique a bien assez de sa guerre civile pour ne pas chercher de nouveaux ennemis. Je m’attendais du moins à le trouver violent et intraitable sur la question du Mexique ; mais il m’a dit : « Tant que ce métier coûteux plaira à la France et aux Mexicains, tant pis pour eux ; ce n’est pas à nous de nous en plaindre, à nous qui du reste avons pareil péché sur la conscience, » Quand les envoyés du sud furent pris sur le Trent, M. Seward seul insista pour qu’ils fussent rendus, jouant sa popularité pour le bien public. L’outrecuidance yankee ne lui a jamais pardonné cet acte de bon sens et de patriotisme. Il est là comme isolé dans son ministère d’état, mais au fond tenant, je crois, tous les fils de la marionnette appelée gouvernement. Il lui importe peu que son pouvoir soit caché, pourvu qu’il soit réel. Les trois quarts des Américains croient ou feignent de croire que M. Lincoln est son maître, que la volonté ferme, persévérante du président met en mouvement cet ingénieux et subtil instrument. Quelques autres pensent au contraire que M. Seward est la petite bête intérieure et invisible qui anime la charpente plus lourde du président. C’est un de ces hommes qui ne cherchent leur satisfaction ni dans le bruit ni dans l’exercice fastueux de l’autorité, mais dans le spectacle que leur donne à eux-mêmes, au fond de leur cabinet, le rôle qu’ils jouent devant le monde. Il consent volontiers à passer pour dupe et à rester confondu dans la foule ; le demi-sourire malicieux qui lui échappe trahit seul l’ironie intérieure et le sentiment calme d’une supériorité discrète. Jamais il ne se donnera le sot plaisir d’humilier les autres ; il lui suffira de savoir qu’il les domine. Ouvert, facile, accessible à tous, sachant plaire, mais sans se livrer, il les traite avec cette aisance familière. des hommes heureusement nés à, qui leur bonne humeur fait prendre leurs semblables en pitié plutôt qu’en