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plein déblayé, deux ou trois baraques de planches, un canal, une écluse, et des bateaux qui passent : c’est le hameau des Great-Falls, composé d’un cabaret et d’un corps de garde. J’y laisse cheval et voiture, et seul avec mon nègre, guidé par le bruit des cataractes, je m’engage à travers bois.

Rien de gracieux et d’agreste comme cette libre végétation, ces fourrés épais où la serpe n’a pratiqué que des brèches capricieuses, aussitôt réparées par la nature vierge. Les fleurs y foisonnent ; de brillans papillons et de petits oiseaux y butinent. Le magnolia s’y épanouit au soleil dans les lieux humides, avec le chèvre-feuille sauvage et ces beaux bignonias grimpans à fleurs de lis que nous cultivons dans nos jardins. Le fracas grandit : encore un pas, et nous sommes au bord de la coupure profonde où la lourde rivière a creusé son lit. Elle tombe de marche en marche au milieu d’un pêle-mêle de roches immenses et déchirées. J’ai longtemps admiré, ce combat terrible des eaux et de la montagne. Le tonnerre de la cascade semblait la clameur immense de mille voix confondues ; je croyais parfois y démêler le cri d’une poitrine humaine, et dans les jets d’écume qui bondissaient au sein du tourbillon il me semblait voir s’élever et disparaître des bras humains convulsivement tordus. le Potomac vient d’une vallée large et riante, bordée de forêts épaisses, et s’enfonce dans un ravin tortueux, non cependant inaccessible, où je suis descendu en m’aidant des pieds et des mains. J’ai trouvé là, à l’abri d’une falaise de granit, une petite plage douce où le remous limpide vient s’endormir à deux pas de la chute. Je suis resté trois heures dans le désert, suivi toujours de mon fidèle Africain, qui était bien le plus patient, le plus discret serviteur du monde. J’aurais pu y errer bien des jours sans voir d’autre figure humaine. Nulle part je n’avais senti cette impression solennelle de la solitude et ce plaisir sauvage de la liberté…

Un orage nous mit en fuite, et tout à l’heure je dînais à Willard-Hôtel, gravement assis près d’une figure noire, attentive à chasser les mouches en éventant ma seigneurie. Je vous écris dans une chambre étouffante, au souffle empesté des cuisines, au bruit d’une machine à vapeur située sous mes fenêtres. Je suis souffrant, la chaleur est toujours la même. Chacun me conseille de fuir cette ville malsaine et brûlée, où viennent aboutir toutes les immondices de l’armée. J’abandonne Washington, sauf à y revenir plus tard, et je m’achemine demain vers New-York.

New-York, 5 juillet.

C’était hier le 4 juillet, l’anniversaire de l’indépendance, le grand jour de fête nationale. Réveillé de bon matin par la pétarade et la