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de leur mécompte, et une occasion prochaine ne les aurait plus trouvés certes ni aussi hésitans ni aussi désunis qu’à l’époque de la guerre de Crimée ou de la guerre d’Italie : le « grand tout » dont parlait en 1859 M. de Beust dans sa dépêche platonique au prince Gortchakov serait alors devenu une vérité…

En thèse générale donc, — et abstraction faite de certains procédés, de certaines arrière-pensées, — le gouvernement français est parfaitement justifiable de s’être refusé aux sollicitations de lord Russell pour « des mesures d’intimidation. » Il y avait à ce refus une cause des plus rationnelles, une nécessité absolue, et, si nous ne craignions pas qu’on se méprît sur le sens de nos paroles, nous dirions même qu’il y avait à cela aussi une haute moralité historique. « L’attitude que l’Angleterre prend relativement à vous est tristement curieuse, » disait dans l’été de 1864 M. Drouyn de Lhuys à l’ambassadeur danois près la cour de France[1]. Hélas ! c’est l’attitude que depuis la mort de Canning a prise trop souvent cette riche et puissante Angleterre dans les grandes questions dont s’est émue l’Europe. Pour avoir témoigné d’abord plus de sympathie au régime du 2 décembre qu’au régime de 1830, la libérale Grande-Bretagne n’en poursuivit pas moins toujours une politique d’égoïsme et de rancune. Ce n’est qu’à son corps défendant qu’elle est entrée dans l’expédition de Crimée, où ses intérêts étaient cependant bien plus engagés que ceux de la France, et c’est bien sa faute si cette guerre, qui aurait pu devenir vraiment sainte, a été stérile pour la liberté et la civilisation. Elle n’aurait pas demandé mieux, il est vrai, que de détruire encore la marine russe dans la Baltique après l’avoir anéantie dans la Mer-Noire ; mais elle se refusa péremptoirement à toute action aussitôt que le cabinet des Tuileries voulut poser le débat sur le terrain de la justice, sur « la terre des tombeaux et des croix, » comme appelle sa patrie le grand poète anonyme… Plus tristement curieuse encore fut l’attitude du gouvernement britannique dans cette cause italienne que les voyages de lord Minto n’ont pas certes peu contribué à agiter, les écrits de M. Gladstone à enflammer, mais qui ne valut plus « ni un homme ni un shilling anglais » aux yeux du ministère Derby alors que vint le moment décisif et que sonna l’heure de l’affranchissement. On dut s’estimer heureux alors que le ministère libéral qui remplaça celui de lord Derby déclara vouloir garder dans cette question une neutralité absolue, qui ne fut pas cependant de bon aloi, et qui entra même pour beaucoup (les initiés le savent bien)

  1. Dépêche du comte Moltke-Hvitfeldt à M. Bluhme, du 14 juillet 1864 (papiers d’état communiqués au rigsraad).