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« Que ne vous plaigniez-vous à moi, si vous aviez à vous plaindre !… Ou plutôt, ma chère Julie, — car je ne pouvais avoir de tort envers vous, — aviez-vous avec moi quelque tort que j’ignorais, et que j’aurais eu tant de douceur à vous pardonner, si je l’avais su ? »

La profonde blessure de d’Alembert déchira l’enveloppe de froideur et d’insensibilité affectée qui cachait aux yeux du plus grand nombre ses trésors de dévouement et de bonté. Le monde philosophique et lettré, touché par ce désespoir que nul n’avait prévu, l’entoura de sympathie et d’affection. Frédéric et Voltaire surtout, sans essayer de lutter avec sa douleur, firent pour l’adoucir de constans et affectueux efforts ; mais la vie de d’Alembert resta décolorée et sans but : la source du bonheur était tarie pour lui. La géométrie, à laquelle il revint, lui rendait seule l’existence tolérable. Le respect et l’admiration qui l’entourèrent jusqu’à son dernier jour pouvaient le distraire, mais non le consoler de vieillir sans famille, sans espérance, et sans tenir à rien ici-bas. Une maladie douloureuse vint bientôt briser sa santé constamment chancelante, et il mourut le 25 octobre 1782, à l’âge de soixante-six ans, en trouvant que la vie ne vaut pas un regret.

Honnête homme et homme de bien, d’Alembert fut aimé et estimé de tous ceux qui l’ont connu. Ses contemporains ont exalté à l’envi sa bonté et sa générosité, toujours prête, sans ostentation de vertu. Admiré et vanté, jeune encore, par les juges les plus illustres, il n’excita l’envie de personne. Il s’exerça dans les genres les plus divers, et, sans avoir produit dans tous d’immortels chefs-d’œuvre, il fut placé par l’opinion au premier rang des savans, des littérateurs et des philosophes. Sans fortune, sans dignités, malgré le malheur de sa naissance et l’humble simplicité de sa vie, il fut grand entre ses contemporains par l’étendue de son influence. L’élévation de son caractère égala celle de son esprit. Dans son commerce familier et intime avec les plus grands personnages de son siècle, il sut conserver sans froideur toute la dignité de ses manières, et obtenir sans l’exiger autant de déférence au moins qu’il en accordait ; mais, quoique sensible à la gloire et aux satisfactions de l’amour-propre, il ne cessa jamais, au milieu de ses succès, si nombreux et si constans, de chercher en vain le bonheur, qu’il n’entrevit qu’un instant, celui d’une affection profonde, dévouée, exclusive, et, pour tout dire enfin, égale à celle dont il se sentait capable.

J. Bertrand.