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C’est à lui qu’ils attribuèrent l’invention de la doctrine des égaux, en laquelle ils ne virent qu’une conception de police. Telle fut leur incrédulité à cet égard, qu’ils ne reconnurent l’existence des projets et des idées de Babeuf qu’après que Buonarotti eut levé tous les voiles dans ses mémoires, ce qui n’arriva que vingt ans plus tard, sous la restauration.

Il est donc certain que les montagnards conventionnels n’inclinaient en aucune sorte vers le système communiste ni vers l’égalité des biens. Si l’on arrive à Robespierre, il n’est pas difficile de voir qu’il n’y penchait pas davantage, À cet égard, ses déclarations sont si fortes qu’elles lui liaient absolument les mains. « Vous devez savoir, dit-il le 24 avril 1793, que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles. Il ne fallait pas une révolution pour apprendre à l’univers que l’extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes ; mais nous n’en sommes pas moins convaincus que l’égalité des biens est une chimère. Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence. » Il est vrai que, dans la discussion de la constitution des girondins, Robespierre était allé plus loin. Il avait voulu prendre une avance extrême sur eux, et, sans nier la propriété, il avait demandé, le 21 avril, que le peuple fût dispensé de contribuer aux dépenses publiques, lesquelles seraient supportées uniquement par les riches. Au moment de la crise contre les girondins, il avait mis dans la balance cette puissante amorce à la démocratie, et il jetait par là le défi à ses adversaires de le suivre dans cet enjeu de popularité.

On a vu de nos jours des hommes reprendre pour leur compte le manifeste des droits du chef des jacobins et s’en faire un nouveau credo, ne se doutant pas qu’ils se faisaient ainsi plus robespierristes que Robespierre, car à peine les girondins eurent-ils disparu, Robespierre renia la partie de son manifeste qui devait le mieux allécher la foule. Il n’avait plus besoin de cette amorce. La victoire l’avait éclairé, et le 17 juin 1793 il rétracte solennellement ce qu’il a réclamé avec tant de hauteur des girondins le 21 avril comme un droit impérieux. Il est si rare de voir Robespierre faire amende honorable, et le sujet est si grave, qu’il est nécessaire de rapporter ses paroles. « J’ai partagé un moment l’erreur de Ducos, je crois même l’avoir écrite quelque part ; mais j’en reviens aux principes, et je suis éclairé par le bon sens du peuple, qui sent que l’espèce de faveur qu’on veut lui faire n’est qu’une injure… Il s’établirait une classe de prolétaires, une classe d’ilotes, et l’égalité et la liberté périraient pour jamais. »

Assurément il est étrange d’entendre Robespierre dire qu’il croit avoir écrit quelque part le droit pour le peuple de ne pas