Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/1055

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

instant, l’imagination est excitée par des situations singulièrement fortes dont le musicien ne sait pas soutenir l’énergie et traduire le pathétique, et dont les promesses aboutissent à de véritables mystifications. Peut-être cela tient-il au désaccord marqué qui existe entre le caractère de cette musique et le caractère du sujet qu’elle est chargée d’exprimer. Donizetti, dans cet opéra, ne s’est pas plus inspiré de la sombre histoire de Lucrèce Borgia que de toute autre, et sa musique n’aurait rien perdu à s’appliquer à un mélodrame d’un ordre moins violent et moins monstrueux. A vrai dire, le sujet n’était pas de ceux que son génie musical excellait à traduire. Il lui fallait des sujets qui lui permissent d’exprimer des sentimens d’une sensualité aiguë et nerveuse ou d’une mélancolie cruellement pénétrante : la Favorite, Lucia di Lammermoor, Anna Bolena. Aussi peut-on dire que, malgré le nombre assez considérable de beaux morceaux qui se remarquent dans cette pièce, ce sujet de Lucrezia Borgia, un des mieux faits que je connaisse pour le drame lyrique, est encore à traiter. Qui le voudra prendre le peut sans scrupule. Et pourquoi ne serait-ce pas le maestro Verdi ? C’est un sujet qui convient à merveille à sa verve âpre et violente, et qui serait un thème excellent pour l’expression de ces sentimens de tristesse noire qu’il affectionne particulièrement.

Lucrezia Borgia a d’autres défauts encore. Ainsi c’est un de ces opéras où Donizetti, qui reprenait son bien, comme Molière, là où il le trouvait, lorsque l’inspiration marchait moins vite que les nécessités du travail, s’est le plus pillé lui-même. Cependant, en dépit de tous ces défauts, et quand on veut oublier sur quel sujet cette musique est adaptée, on est obligé de convenir que l’ouvrage contient un certain nombre de morceaux remarquables. Le finale du premier acte, — le meilleur des trois à notre avis, — a une grandeur véritable qui saisit fortement l’imagination de l’auditeur et la laisse dans l’attente d’émotions dramatiques et lyriques que le reste de l’ouvrage n’apporte pas. Le trio du second acte, peut-être trop vanté, est beau, mais il n’a pas assez de vigueur pour soutenir l’énergie de la situation. Le morceau le plus réussi de la partition, c’est peut-être le brindisi du troisième acte, chanson pleine d’une étincelante furie juvénile, respirant une sorte de bravoure voluptueuse, vraiment faite pour monter à l’assaut de l’ivresse et du plaisir, avec un je ne sais quoi de douloureux qui la traverse rapide comme un éclair ou un pressentiment, et fait songer au squelette voilé des antiques banquets épicuriens. Enfin, si l’on exerce assez d’empire sur sa force d’attention pour n’accorder à la scène qu’une de ses deux oreilles, on surprendra dans l’orchestration une foule de détails d’une suavité et d’une douceur délicieuses. Un beau finale une admirable chanson à boire et de charmans détails d’orchestration, certes en voilà bien assez pour faire passer agréablement deux heures ou trois ; mais est-ce assez pour constituer un opéra sérieux ?

Fraschini, qui faisait sa rentrée dans le rôle de Gennaro, nous a rapporté sa belle voix, facile, limpide et sonore, qu’il gouverne avec d’autant plus