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une auberge où l’on nous fournit des chambres, de l’eau glacée, toutes choses enfin, sauf le souper, que notre appétit réclamait, et que les mœurs du pays nous refusèrent obstinément. Il est établi dans les hôtels qu’on ne donne pas à manger la nuit. Ces hommes, si libres de tout faire, sont esclaves de l’usage ; ni prières, ni promesses ne les y font déroger. Quand on serait le Grand-Turc ou l’empereur de la Chine, quand on aurait dans sa poche toutes les mines du Pérou, il faudrait bien se résigner à ne rien obtenir qui sortît de la routine.

Enfin nous prenons place dans un car étouffé, encombré, horrible. Ce voyage me laissa peu d’impressions, si ce n’est celle dès exhalaisons nocturnes qui règnent dans les wagons endormis. Le public semble à l’aise dans ce milieu irrespirable. Une bande joyeuse de jeunes gens et de filles tout barbouillés de suie et de poussière s’y ébat bruyamment. C’est bien à tort que l’on m’avait parlé du cant des Américains et de la sévérité au moins apparente de leurs mœurs. Ces propos, ces gestes, ce grossier langage, ne seraient pas tolérés ailleurs dans un lieu public.

Nous traversons encore plusieurs grandes villes récentes, Rome, Rochester, Syracuse, amas de briques et de planches, décorées d’un nom pompeux, comme l’âne des dépouilles du lion. Pour moi, ces noms de pacotille me rappellent toujours ces commis-voyageurs qui s’appellent Marius, César ou Epaminondas. Enfin voici le ravin de Niagara, le précipice où le fleuve énorme coule écrasé entre ses rives ; voici le fameux pont suspendu où passe la voie ferrée, à cent mètres au-dessus du niveau du fleuve ; voici les rapides et leurs vagues furieuses, le Whirlpool avec sa masse sombre et tournoyante d’eau azurée ; voilà enfin le blanc rideau des cataractes qui ferme la vallée à l’horizon....................

3 août.

L’hôtel Clifton où je demeure est plein de démocrates et de gens du sud. C’est ici leur rendez-vous général, le lieu où ils viennent s’entendre à l’abri de la neutralité canadienne. Avant-hier, en traversant le suspension-bridge, un habitant de la Louisiane, débarqué en même temps que nous, ne se tenait pas d’aise, et quand nous avons touché la terre ferme, il s’est écrié : Now we are on land of liberty again[1] ! C’est ici que deux émissaires du sud, MM. Clay et Saunders, ont joué il y a quelques jours, devant « l’innocent Greeley, » accrédité par « le non moins innocent Lincoln, » une comédie de négociations pacifiques qui est tombée dans la rivière. Le bruit courait depuis quelque temps que les chefs du parti démocrate et les envoyés du sud s’étaient rencontrés à Nia-

  1. « Nous voilà de nouveau sur la terre de la liberté ! »