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sages terreux. Le car voisin portait une cargaison d’émigrans germaniques. C’étaient des paysans de la Bohême avec leurs pieds nus, leurs costumes nationaux et leur saleté séculaire. Les hommes avaient de grands chapeaux, de longues pipes et des manteaux de peau de mouton à collets fourrés ; les femmes portaient des mouchoirs rouges en guise de bonnets, des jupes de gros coton rayé à couleurs vives, des vestes flottantes à boutons de métal, et se drapaient dans leurs grands châles de laine. Une vieille femme de figure sévère dormait avec une pose de Romaine, une mère allaitait un enfant blond et rose, un gros garçon buvait à même d’un baril de bière, qu’il passait ensuite à la ronde, tandis que deux petites filles jouaient en se roulant sur des sacs de farine. Ces braves gens sont de futurs Yankees. L’an prochain, ils auront pris le costume, et l’année suivante le langage de leur nouveau pays ; leurs enfans seront des hommes modernes et ne se souviendront plus du pays natal. L’Amérique est le creuset où toutes les nations du monde viennent se refondre et se couler dans un moule uniforme. Elle est le monde de l’avenir ; je regrette un peu le monde du passé.

Enfin j’ai regardé le pays : Tocqueville a raison de l’appeler « la plus magnifique ; habitation que Dieu ait préparée à l’homme. » Rien ne parle plus clairement de richesse future que les immenses plateaux qui s’étendent entre les lacs et le Mississipi. Pas de montagnes, pas d’obstacles sérieux, mais partout des lacs, des rivières, des plaines unies qui s’ouvrent d’elles-mêmes aux routes, aux canaux, aux voies ferrées, Ces forêts luxuriantes, ces prairies ondulées à perte de vue où paissent déjà des millions de bœufs et de chevaux, enfin ces florissans villages entourés de leurs champs de maïs, tout annonce qu’avant peu d’années ce sera le plus beau pays agricole du monde.

Plus loin, la plaine se couvre de broussailles et de collines. La rivière Wisconsin s’encaisse dans un défilé rocailleux, parmi d’abondantes forêts qui pendent sur ses bords. Le cours sinueux du Wisconsin se joue quelque temps autour de la ligne droite du chemin de fer ; puis la contrée devient rocheuse et heurtée, toute hérissée de monticules pierreux où poussent des pins sauvages. Enfin on traverse un tunnel, et tout à coup on retrouve les villages, l’espace, les grandes cultures, un large et riant horizon. Là s’étendent de grandes prairies humides parcourues par des cours d’eau tranquilles, parsemées de bouquets d’arbres majestueux, — çà et là un troupeau qui rumine ou un faucheur solitaire enfoui dans les hautes herbes qui lui montent jusqu’aux épaules. Tout autour s’élèvent ces éminences coniques appelées bluffs, les unes arrondies en dôme,. les autres pointues comme des pains de sucre. La vallée a ce carac-