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au milieu de la ville ; il remonte vers le nord jusqu’à Anoka. On en bâtit un encore, sur l’autre bord du Mississipi, vers Minneapolis et les colonies de l’ouest ; une troisième ligne enfin doit remonter la rivière Minnesota jusqu’à Saint-Pierre. Il y a trente ans, Saint-Paul comptait deux ou trois cabanes et un chantier de bois ; aujourd’hui c’est la capitale d’un grand état, qui compte au moins deux cent mille habitans et envoie quatre députés à la convention démocratique de Chicago.

J’en suis à présent à ma cinquième incarnation : on me prend ici pour un blessé de l’armée fédérale, Allemand sans aucun doute, et probablement officier. J’aurais pu m’amuser à entretenir la méprise et répondre à ceux qui me demandaient si c’était une bombe où une balle : « Non, un boulet de canon ; » mais je n’ai pas eu le cœur de les mystifier. Depuis qu’on me sait Français, on me demande si je connaisse comte de L…, un jeune homme de Paris, qui vient tous les ans chasser le buffalo dans le far west, et qui en ce moment court la prairie, — a very fine gentleman, — dont le père est fort riche et vend beaucoup de brandy. Voilà qui est louche, mais cet amalgame de brandy et de titres nobiliaires n’a rien qui surprenne les bons Américains.

28 août.

..... Jusqu’à présent, je vous ai dépeint l’homme de l’ouest sous de fort vilaines couleurs. Je crains que vous ne preniez pour des jugemens ces impressions de la première vue et ce portrait purement extérieur que je vous en ai tracé. Sans doute l’homme de l’ouest est sale, rude, indiscret, vulgaire ; mais il n’est ni méchant lui querelleur. Pour bien vivre avec lui, il faut savoir endurer ses grossièretés et les lui rendre ; — sinon il vous regarde avec étonnement, ouvre de grands yeux, et vous tourne le dos. Il a l’écorce plus dure que le bois ; — quand une fois vos mains sont assez calleuses pour s’y frotter, vous trouvez l’homme flexible et inoffensif.

Cela s’explique aisément : l’envie est la passion qui fait les haines sociales comme les inimitiés privées. Qui donc l’homme de l’ouest pourrait-il envier ? Il n’a autour de lui que des égaux ; il vit dans une société démocratique où non-seulement chacun peut aspirer à tout, mais où les plus riches gardent encore la trace du fumier natal. Il parle de la fortune comme d’une conquête où plusieurs l’ont devancé, où il espère en devancer d’autres. S’il y a de grandes inégalités de fait dans cette société comme dans toute autre, ces inégalités s’effacent sous l’uniforme démocratique et ne se traduisent par aucun signe. J’ai vu à New-York la démocratie commençant à se corrompre, travaillant à se polir, à se raffiner, et vénérant l’aris-