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de l’esprit moderne ? Ce succès du cabinet prussien est-il bien un succès allemand ? Est-ce ainsi que les patriotes au-delà du Rhin entendent le progrès de la cause nationale et l’acheminement vers l’unité ? Consentent-ils à une abdication par laquelle ils confieraient l’exécution de la politique nationale au dehors à un cabinet qui résiste à l’intérieur à l’expansion des idées libérales ? Ne sont-ils point confus d’avoir fourni par l’agitation imprévoyante à laquelle ils se sont emportés contre le Danemark, d’avoir fourni à M. de Bismark l’occasion d’un tel succès et de s’être préparé à eux-mêmes de tels désappointemens ? En présence de la situation nouvelle créée par l’ascendant du cabinet prussien, que devient d’ailleurs la confédération germanique ? Les petits états peuvent-ils être plus longtemps les dupes de la comédie qu’ils ont jouée dans ces dernières années ? Des hommes d’esprit et d’imagination, M. de Beust, M. von der Pfordten, s’étaient figuré qu’ils étaient de force à constituer une troisième Allemagne, qui ferait compter avec elle la Prusse et l’Autriche. Nous voyons aujourd’hui ce que devient cette troisième Allemagne quand la Prusse et l’Autriche sont d’accord. Où est maintenant cette jactance que montrait M. de Beust à la conférence de Londres ? Lui qui mettait un si naïf orgueil à passer des notes à lord Russell, au grand ministre d’un grand pays, aura-t-il l’audace de passer des notes à M. de Bismark, appuyé sur sa petite Saxe, que la Prusse, broierait en fermant ses mâchoires ? Nous le demandons encore une fois, ces faits, cette situation nouvelle ne remueront-ils rien dans la conscience germanique ? L’Allemagne réagira-t-elle contre les empiètemens de la cour de Berlin, ou bien, abattue par la déception qu’elle vient de subir, cherchera-t-elle ailleurs, comme toujours, des diversions ? Renoncera-t-elle à l’ambition de former des hommes politiques libéraux ? Se consolera-t-elle en produisant des gymnastes et des exégètes ? Voudra-t-elle toujours qu’on lui applique la vieille épigramme d’Érasme : Germani corporum proceritate et magiœ cognitione sibi placent ?

Il ne nous est point permis, à nous autres Français, d’assister avec une indifférence frivole à ce qui vient de se passer, à ce qui va se passer peut-être en Allemagne. Depuis la fin de 1863, nous avons été surpris de l’indifférence singulière manifestée par notre gouvernement à propos de la question danoise. Ce fut une grande erreur, on doit commencer à s’en apercevoir aujourd’hui, de croire que l’Angleterre était plus intéressée que la France dans l’affaire des duchés. La France n’est point une île, elle ne peut avoir une politique insulaire et se mettre à part de l’Europe quand en Europe on dédaigne ses conseils. Puissance continentale, tous les mouvemens qui s’accomplissent sur le continent touchent de près ou de loin à sa sécurité. Elle a beau feindre de les ignorer ou de n’en pas tenir, compte, elle est nécessairement atteinte par les accidens de la politique continentale. C’est la première fois peut-être dans notre histoire que nous aurons laissé rompre l’équilibre du Nord, comme si nous, n’avions nul intérêt à la conservation des monarchies scandinaves, qui ont toujours été des gardes avancées de