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Quand Joseph arriva au lieu de sa destination, il n’avait plus ni sous, ni souliers. Il s’engagea comme volontaire dans la marine et fut expédié le lendemain pour Milford-Haven. À bord du vaisseau, il fut raillé pour le tour de ses idées religieuses et reçut de ses camarades le surnom de parson. Un dimanche que le capitaine était absent[1], les officiers vinrent trouver Joseph Lancaster et lui demandèrent s’il pourrait leur prêcher un sermon. L’adolescent réclama une demi-heure pour réfléchir et pour lire sa bible. Quand il reparut sur le pont, on dressa un tonneau en forme de chaire, et l’équipage du navire se rangea autour du jeune prédicateur. Il commença par reprocher aux rudes matelots leurs mauvaises habitudes, et ne fut d’abord accueilli que par des sarcasmes ; mais bientôt son âpre et vigoureuse éloquence, nourrie à la lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament, triompha des dispositions hostiles de l’auditoire. À partir de ce jour, il fut pris au sérieux et traité avec respect par les hommes de mer. Sa famille, ayant enfin découvert où il était, obtint du gouvernement la permission de le faire revenir.

À dix-huit ans, Joseph Lancaster avait ouvert une école dans la maison de son père. Ayant fourni lui-même à ses frais les bancs et les pupitres, il groupa quatre-vingt-dix enfans autour de ses leçons. C’était alors un temps de disette (1798) : les pauvres cigales de l’école allaient criant famine près des fourmis du voisinage ; touché de leur détresse, il intéressa en leur faveur quelques personnes charitables et trouva moyen de les nourrir tout en les instruisant. À la porte de son établissement, il avait lui-même placardé une affiche conçue en ces termes : « Tous ceux qui veulent peuvent envoyer leurs enfans pour qu’ils reçoivent une éducation gratuite. Ceux qui n’aimeraient point à les faire instruire pour rien sont libres de payer, si bon leur semble. » Cet avis eut pour conséquence d’emplir l’école, mais non point, il s’en faut de beaucoup, la bourse du maître. Il étendit néanmoins ses opérations sur une grande, échelle. « Les enfans, dit-il, accouraient à lui comme des troupes d’agneaux. » Quelques personnes influentes, entre autres le duc de Bedford et lord Somerville, s’intéressèrent à l’œuvre de Joseph Lancaster. Cependant le nombre des élèves augmenta tellement que ses forces se trouvèrent inférieures au fardeau. La nécessité, que les Anglais appellent la mère de l’invention, lui vint en aide, et lui fit découvrir un sentier nouveau pour arriver à ses fins. N’ayant point d’argent pour payer des sous-maîtres, il eut l’idée de se multiplier lui-même au moyen des moniteurs. C’est ainsi que le système d’enseignement mutuel

  1. On sait que dans les vaisseaux anglais le capitaine remplit les fonctions de ministre du culte.