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rapporter dans un pan de sa robe, sauf à oublier le tout et à perdre contenance, si, chemin faisant, quelque objet d’art vient à s’emparer de son attention : témoin de jour où, en face du Crucifix sculpté par son ami Brunelleschi, l’admiration qu’il éprouva mit si bien ses bras en mouvement qu’œufs et fruits roulèrent à terre, et qu’il fallut retourner au marché afin de s’y pourvoir de nouveau. Si Donatello vivait de nos jours, il aurait en nombre suffisant des domestiques qui iraient aux provisions pour lui, il serait membre de toutes les académies de l’Europe, en possession de tous les honneurs. Au fond, y aurait-il là pour lui beaucoup mieux que ce qu’il a obtenu ? Au milieu de ce peuple républicain de Florence, le plus apte qui fut jamais à comprendre et à honorer l’aristocratie intellectuelle, Donatello n’était, je le veux bien, qu’un ouvrier, et comme tel, il laissait à d’autres le luxe, les superfluités, les aisances même de la vie ; mais cet ouvrier faisait des chefs-d’œuvre. On le savait, on s’empressait dans son atelier, dans sa boutique, ou devant les monumens décorés par lui, à mesure qu’il avait donné quelque nouvelle preuve d’un mérite dont chacun s’enorgueillissait comme d’un titre de gloire nationale. Qu’importait dès lors à cet homme en si grand crédit auprès de tous, depuis Côme et les siens jusqu’aux plus humbles artisans, qu’importait à ce maître de l’opinion par son talent ce qui n’aurait fait qu’exhausser en apparence sa situation sans augmenter en réalité son pouvoir ? Lui et ses pareils trouvaient trop bien le compte de leur amour-propre dans la pratique de leur art et dans les jouissances qu’elle leur procurait pour ne pas dédaigner philosophiquement le reste, c’est-à-dire, comme l’a écrit l’un d’entre eux, Ghiberti, « toutes les fausses richesses, toutes celles qu’on ne porte pas en soi. » Et Ghiberti ajoute, avec moins de commisération peut-être pour les erreurs d’autrui que d’estime pour sa propre sagesse : « Ne rien désirer en dehors des biens de l’intelligence, voilà le point capital. Malheureusement la plupart des gens, croyant cela chose légère, regardent comme les mieux avisés ceux qui ont amassé le plus de richesses, et qui travaillent audacieusement à s’enrichir encore… Pour moi, qui n’appartiens pas à l’argent, je me suis donné à l’art, et j’en ai, depuis mon enfance, suivi constamment les préceptes avec une grande application et une entière docilité[1]. » Donatello, que nous sachions, n’a rien écrit de ses théories à ce sujet : elles devaient être toutefois assez semblables aux doctrines professées par Ghiberti, et même, si l’on en juge sur les témoignages de la pratique, elles procédaient plus directement encore d’un fonds de

  1. Commentario secondo di Lorenzo Ghiberti, § XV