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On peut dire qu’il y a aussi un système dans les Moralistes sous l’empire romain de M. Martha[1]. Tous les morceaux qui composent ce livre sont sortis d’une même pensée, et une idée commune les relie entre eux., M. Martba a voulu montrer que, sous l’empire, à l’époque où naissait obscurément le christianisme, la philosophie a pris un nouveau caractère. Elle quitte de plus en plus les questions spéculatives, elle se fait autant qu’elle peut pratique et appliquée ; elle essaie plus que jamais de pénétrer dans la vie et de régler les actions ; elle prend enfin avec un grand éclat le rôle que nous attribuons aujourd’hui à la religion.

Sénèque est celui chez lequel se montre d’abord cette tendance nouvelle. C’est aussi par une étude sur Sénèque que s’ouvre le livre de M. Martha. Il n’a pas de peine à montrer que l’enseignement moral de Sénèque est la partie originale de son œuvre. Ce n’était pas un philosophe spéculatif. Quoiqu’il se dise stoïcien, il n’a point accepté tout l’héritage du portique. Il ne traite que rarement et avec une répugnance visible ces grands problèmes sur l’essence du bien, sur le gouvernement du monde, sur la nature des choses, qui étaient agités avec tant d’éclat dans l’école de Zenon et de Chrysippe. Ce qu’ils ont de trop relevé et de trop subtil le rebute, et il les appelle avec dédain des questions inutiles (questiunculœ). Il aime mieux donner des règles pour la vie, et la façon dont il les donne mérite d’être remarquée. Il ne démontre pas, il essaie d’entraîner. Il veut moins éclairer les esprits que saisir les âmes. Aussi emploie-t-il la méthode la plus propre à y réussir. Un raisonnement irréprochable suffit à l’esprit : pour gagner les cœurs, il faut plus d’assauts. De là viennent ces répétitions qu’on lui a reprochées, cette manière de revenir sur son idée, de la reprendre, de la retourner, de l’exprimer dans des termes de plus en plus vifs et piquans, cet effort visible, cette recherche quelquefois fatigante, pour la rendre non pas plus claire et plus démonstrative, mais plus saisissante. Nous connaissons bien ces procédés ; ils sont familiers à nos prédicateurs, et M. Martha a bien raison d’appeler l’œuvre de Sénèque une prédication morale. Il a fait voir, par des rapprochemens discrets et habiles, qu’il ressemblait plus d’une façon surprenante à nos grands orateurs chrétiens. Sénèque a souvent défini le rôle qu’il assigne à la philosophie, et ce rôle est tout à fait celui que nous attribuons à la religion. « Tu es appelé, dit-il à son sage, auprès des malheureux ; tu dois secourir des misérables, des naufragés, des gens qui ont la tête sous la hache qui va les frapper. » Aussi toutes les âmes souffrantes, et le nombre en était grand alors, avaient-elles recours pour se guérir à la philosophie. Nous avons conservé la lettre qu’un jeune homme de grand avenir, un des officiers de la garde de Néron, Annæus Serenus, écrit à Sénèque pour lui dévoiler l’état de son âme. Il souffre d’un mal que nous connaissons bien

  1. Les Moralistes sous l’empire romain, — Philosophes et Poètes, par M. C. Martha, professeur au Collège de France. Paris, Hachette.