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j’ai pu y mettre du mien, je ne saurais en rendre compte ; mais j’y trouvais l’apaisement de mes passions, une grande et libre perspective sur le monde sensible et le monde moral semblait s’ouvrir devant moi. » Telles étaient ses impressions d’esprit, vers la fin de ce fameux voyage avec Lavater (1773), lorsque, fatigué de sa courte folie, mécontent « d’avoir trouvé pour son cœur et pour son âme si peu d’alimens » dans ce voyage qui devait être une initiation, il méditait déjà de quitter son compagnon de route. Il descendait le Rhin alors, et l’élargissement du fleuve invitait son imagination à s’étendre et à se porter au loin. Peu à peu il voyait fuir les rives de sa pensée et la sentait elle-même, apaisée, élargie, descendre avec Spinoza vers cet autre océan, l’infini.

Il arriva ainsi à Pempelfort, dans la famille du célèbre Jacobi, dont il nous a laissé une peinture enchanteresse. On sent à l’émotion de l’écrivain, quand, après tant d’années écoulées, après tant d’événemens qui devaient séparer Goethe et Jacobi, il retrace les jours passés au milieu de cette aimable famille, dans le plus riant séjour, qu’il y eut là quelques-unes de ces heures privilégiées de la jeunesse, de l’amitié, qui ne reviennent plus. Il n’y a vraiment qu’un moment dans la vie pour ces libres effusions, pour cet épanouissement de l’âme, pour cette plénitude de bonheur intellectuel et d’harmonie morale. Il faut pour cela non-seulement une rencontre de circonstances inespérées, la saison propice, un site inspirateur, de longs et doux loisirs, l’atmosphère sympathique d’une société affectueusement empressée, il faut aussi cette liberté absolue d’esprit que l’âge enlève. Plus tard, la vie accentue un peu trop les intelligences et les caractères ; chacun a pris le pli de son idée ou de son habitude morale ; les intelligences peuvent s’harmoniser encore, les âmes ne peuvent plus se fondre. D’ailleurs, la période d’initiation une fois achevée dans l’existence de chacun de nous, où trouver ces ardeurs candides et fraternelles, ces élans en commun vers la vérité à peine entrevue ou encore invisible, cette émulation des nobles curiosités qui cherchent ensemble bien haut, aussi haut qu’elles peuvent monter, cette bonne foi absolue en face de l’inconnu immense ou cette charité de la pensée qui ne croit pas s’appauvrir en partageant le divin trésor ? Heures inspirées, jours remplis des plus poétiques travaux, soirées affectueuses où chacun communique librement ses inspirations du jour, nuits consacrées aux plus graves entretiens et prolongées jusqu’au matin, Goethe a connu vos belles ivresses, et dans quel style ému il en a fixé le souvenir !

« Je trouvais infiniment attrayante et agréable la tendance naturelle de Jacobi à poursuivre l’impénétrable. Ici ne se produisait aucune