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qui nous poursuit. Il y a ainsi de ces associations singulières d’impressions qui s’imposent à vous, que connaissent bien tous ceux qui ont passé leur vie dans les livres, et dont on ne se délivre un jour qu’en les exprimant.

Quel était le sujet habituel de ces entretiens de Pempelfort dont on nous a transmis l’immortel souvenir ? C’était, nous le savons, la doctrine de Spinoza. Plus avancé que lui dans la méditation philosophique et même dans l’étude de Spinoza, Jacobi cherchait à diriger, à éclairer les efforts de son jeune ami vers son affranchissement définitif. Ici cependant se pose naturellement une question qui nous a souvent arrêté dans l’étude de Goethe : par quelles affinités électives Goethe s’est-il senti attiré de ce côté ? Comment a-t-il pu devenir spinoziste ? Lui-même a bien aperçu cette singulière antinomie de sa destinée philosophique, et il a essayé de la résoudre en quelques mots. « On ne peut méconnaître, dit-il, qu’en cette circonstance encore la plus intime union résulta des contrastes… Le calme de Spinoza, qui apaisait tout, contrastait avec mon élan, qui remuait tout ; sa méthode mathématique était l’opposé de mon caractère et de mon exposition poétique, et c’était précisément cette méthode régulière, jugée impropre aux matières morales, qui faisait de moi son disciple passionné, son admirateur le plus prononcé. L’esprit et le cœur, l’intelligence et le sentiment, se recherchèrent avec une sorte de sympathie nécessaire, et par elle s’accomplit l’union des êtres les plus différens. » Cette explication jetée en passant est incomplète et superficielle. Goethe s’approche de plus près de ce que je crois être sur ce point la vérité psychologique, lorsqu’il dit ailleurs « qu’il n’a pas eu la présomption de croire entendre parfaitement un homme qui, disciple de Descartes, s’est élevé par une culture mathématique et rabbinique à une hauteur de pensée où l’on voit, jusqu’à nos jours, le terme de tous les efforts de la spéculation, » et surtout lorsqu’il ajoute « qu’il n’aurait pas voulu signer tous les écrits de Spinoza et les avouer littéralement, ayant trop bien reconnu qu’aucune personne n’en comprend une autre, et que la même conversation, la même lecture, éveillent chez différentes personnes différens ordres d’idées. » Voilà le vrai ; mais la pensée de Goethe n’est qu’indiquée. Elle mérite d’être approfondie et développée. La question en vaut la peine. Il semble que le penseur idéaliste de Rotterdam, le géomètre de l’absolu, aurait eu quelque peine à se reconnaître dans ce libre disciple, amoureux de la lumière et-de la forme, affranchi de toute formule, ennemi de la métaphysique. Au fond du spinozisme de Goethe, n’y aurait-il pas quelque malentendu ?

Ouvrez l’Éthique en sortant de la lecture de Faust. Quel contraste ! Il semble que nous soyons portés tout d’un coup aux antipodes