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les formules sont incommodes par leur rigueur même, comme la déduction est pénible à suivre et les abstractions difficiles à saisir, on abandonna les théorèmes et les abstractions. La substance indéterminée de Spinoza ne se concevait guère ; on la transforma en une puissance plus sensible et plus saisissable à l’esprit, la nature. Ce fut quelque chose comme la métamorphose accomplie par ce Mélissus, un disciple infidèle de Parménide, que raille Aristote au premier livre de la Métaphysique, et qui, dénaturant la pensée du maître, changea l’unité selon la raison, l’unité abstraite et idéale du pur éléatisme, qu’il ne pouvait comprendre, en unité concrète et matérielle, l’unité selon la matière (τό έν χατά λόγον, τό έν χατά τήν ύλην). C’est un peu là l’histoire de cette brillante et tumultueuse résurrection du spinozisme au-delà du Rhin avant l’heure des grandes épopées métaphysiques de Schelling et de Hegel, qui vinrent changer le cours des choses et porter sur d’autres formules, sinon sur d’autres idées, la passion des esprits.

Il semble que Lessing, initiateur puissant dans la critique d’art, promoteur de la littérature originale qui éclata tout d’un coup dans l’Allemagne et l’affranchit de l’imitation française, fut en même temps le révélateur de ce spinozisme transformé. Il eut vers 1770 des conversations célèbres avec Jacobi, dans lesquelles il ouvrit le fond de son âme. « Εν χαί πάν, l’unité et le tout, le tout dans l’unité, je ne sais pas autre chose, » répétait-il sans cesse dans ces intimes entretiens. Ce qui ravissait son esprit dans les vues de Spinoza telles qu’il les comprenait et les expliquait à Jacobi, c’était la subordination de toutes choses au principe unique et souverain, la soumission nécessaire et moralement sainte, quand elle est acceptée, de l’individualité humaine à l’universel, à l’infini. Lorsque, après la mort de Lessing, Jacobi raconta en 1781, dans de brillantes lettres, ses dialogues spinozistes avec l’auteur du Laocoon, ce fut le signal d’une polémique fameuse qui agita dans ses profondeurs l’âme de l’Allemagne. La doctrine générale, le nom même de Spinoza, sauf pour quelques rares érudits ou penseurs, étaient tombés dans le plus profond oubli. « La sensation, dit Paulus, l’éditeur allemand de Spinoza, fut semblable à celle qu’eût produite l’apparition d’un monstre africain à peine connu de nous. » On se rappelle la pieuse colère, l’indignation, les protestations de Mendelssohn contre cette indiscrétion de Jacobi, dont il révoquait en doute le témoignage, l’accusant en face de l’Allemagne de profaner la mémoire de Lessing ; mais le coup était porté, il retentit au loin dans les âmes, et il y eut dès ce moment en Allemagne toute une famille, continuellement accrue, d’intelligences qui se rattachaient à Spinoza par Lessing, unies dans une foi commune à une sorte de naturalisme mystique où se perdaient de plus en plus les traits originaux