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du tabac et porte des gants de peau : c’est le stage de Mammoth-Cave, et j’en suis le seul occupant.

La route est heurtée, rapide, rocailleuse, bonne tout au plus pour des mulets ; je n’en aime pas moins cette façon de voyager. D’un chemin de fer ou d’un bateau à vapeur, on ne voit guère qu’un tableau panoramique et à vol d’oiseau ; c’est comme si l’on regardait le pays par le gros bout d’une lorgnette. En voiture, on en suit tous les détails et toutes les aspérités pittoresques, on en connaît les retraites intimes. Le chemin courait familièrement le long des prairies, s’enfonçait dans les bois, gravissait les premiers penchans d’une montagne escarpée. En m’élevant, je voyais la contrée se découvrir, une riche, sauvage et riante contrée, qui sous un aspect général de plaine cache des replis innombrables. Aux environs, les montagnes, vêtues de châtaigniers et de chênes, s’allongent comme les promontoires avancés d’une île ; au fond, semblable à une mer, la longue ligne bleue des forêts et des plaines. La route passe sur la crête d’un bras étroit de la petite chaîne ; à droite s’ouvre une vallée, et dans le lointain le large horizon ; à gauche, un ravin plus rapide, plus enfermé, plus sauvage, et si touffu que les arbres obstruent la vue de leurs branches entrelacées. Arrivé au sommet, on court longtemps sur un plateau inégal, au sein de l’éternelle forêt, où çà et là un gros arbre tombé en travers a bouché la route. Et voilà, sur la pente d’un vallon caché, quelques champs, une ferme, l’hôtel enfin dans sa retraite.

C’est une grande masure de bois et de plâtre, un peu branlante, qui a la simplicité propre et rustique des auberges de montagne. J’ouvre la grille, je monte au perron : deux chiens viennent à ma rencontre en aboyant, comme si les visiteurs étaient rares en ce lieu perdu. Une négresse coquette et jolie jouait avec une petite fille blonde ; un esclave mulâtre accourut pour me recevoir. Corridors, escaliers, galeries, tout est ouvert au vent ; une longue aile entoure une sorte d’enclos ombragé qui sert de pâturage à quelques vaches. Ma fenêtre donne sur une basse-cour où des poules, des porcs, des veaux cabriolent autour de l’étable ; derrière est un potager rustique envahi par les fleurs sauvages, un champ de maïs, puis la forêt, dont le rideau impénétrable ferme tout horizon. De chaque côté de rugueux sentiers plongent sous la futaie, et de broussaille en broussaille conduisent au fond de la vallée. J’en prends un au hasard, la forêt se referme sur ma tête, et je descends, je descends toujours. Enfin un rayon de soleil perce à travers les arbres, je saute une barrière, et je me trouve en pleine lumière, dans un champ isolé, ceint tout autour de collines boisées. Pas de maison, pas de chemin, pas de trace récente de l’homme,