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veille, je me suis enfoncé vers la partie basse, où coule à une profondeur de trois ou quatre cents pieds cette rivière navigable où vit une race de poissons sans yeux, née pour ces régions sépulcrales. On suit un dédale de corridors raboteux, tantôt rampant dans la « vallée de l’humilité, » tantôt se faufilant dans l’étroite rainure appelée fat man’s misery, « la misère de l’homme gras. » On redresse la tête à Great-Relief ; puis, descendant toujours, on traverse le chaos de la Grotte des Bandits, on jette des pierres et des torches dans la Mer-Morte, au fond d’un précipice ; on prête l’oreille au bruit lointain d’une cascade invisible ; on s’embarque enfin sur la rivière Styx, qui pour le moment n’est guère qu’une flaque de boue. Nous y naviguons pourtant à travers mille détours, sous une arche élevée et grandiose où la voix résonne et se répercute en traînant comme sous les arceaux d’une cathédrale. Plus loin, la rivière a trente pieds de profondeur et deux cents pieds de large. Dans les basses eaux, quand rien ne la trouble, elle est si transparente que les rochers de son lit peuvent se voir à la lueur des torches et que l’embarcation semble flotter dans les airs. Quand au contraire elle déborde, elle s’élève à une hauteur de soixante pieds ; quelquefois même la galerie entière est submergée. Nous mettons pied à terre pour marcher dans la vase le long du fleuve infernal. Çà et là coasse une grenouille solitaire, entraînée. dans ce triste monde par les infiltrations de la rivière Green, qui coule au-dessus de nos têtes dans la vallée. C’est ici que se pêche le poisson aveugle, indigène de la caverne. Cet étrange animal est vivipare et d’une entière blancheur : il a des rudimens d’yeux, mais point de nerf optique. On y trouve aussi des écrevisses, aveugles comme les poissons. Plus loin, dans un gouffre appelé le Maëlstrom, on a pris des rats d’une espèce singulière, gros comme des lapins, gris sur le dos et blancs sous le ventre ; de gros grillons jaunes, lourds et muets, qui ne sautent ni ne chantent, mais se traînent comme des crapauds et se dirigent avec d’énormes antennes ; enfin des lézards jaunes et tachés de noir, qui ont de gros yeux hors de la tête. On suppose qu’il y a près de là quelque ouverture cachée par où les ancêtres de ces races mystérieuses ont pu pénétrer dans la caverne à une époque reculée.

Ici le guide s’arrête et me déclare qu’il nous est impossible d’aller plus loin : la rivière déborde, et les corridors bas qui mènent aux Montagnes-Rocheuses et à la Grotte des Diamans sont obstrués par les eaux. Force est donc de revenir sur nos pas. Je me fais conduire en revanche au Mammoth-Dome. Après un long trajet dans un tuyau écrasé où l’on rampe sur les genoux et sur les mains, on aboutit tout à coup dans une salle immense, si l’on peut appeler