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du même genre. La vie sociale serait impossible si l’on ne savait à propos garder le silence, se tenir à propos sur la réserve, enfin, nécessité plus grave et plus scabreuse, prendre quand il le faut le langage des conventions sur lesquelles reposent les sociétés. Les raisonnemens qui servent à recommander au philosophe de respecter la foi de ses concitoyens diffèrent peu de ceux par lesquels on lui prêche le respect de toutes les institutions sociales, du gouvernement, de la législation. Ces choses-là sont, tout comme les religions, au rang de ces nécessités universelles qu’atteste l’expérience de tous les temps et de tous les lieux. Le bien public, l’intérêt sacré de la justice, de la paix et de la morale, imposent au citoyen de respecter les lois de son pays. Ce respect, au moins en temps ordinaires, doit se montrer et dans ses actes et dans son langage public.

Ici toutefois une distinction se présente naturellement, celle de la pratique et de la spéculation. Dans la conduite de la vie, il n’est pas très difficile de se soumettre aux lois et aux convenances sociales, qui sont des faits respectables en eux-mêmes, y eût-il beaucoup à redire à leur origine, aux principes sur lesquels ils s’appuient, aux conséquences qui résultent de leur existence. Respecter de fait une institution, ce n’est pas la tenir pour excellente, c’est la reconnaître pour nécessaire ; c’est préférer un bien relatif ou un moindre mal à un plus grand, et l’on peut de même préférer l’observance d’une religion imparfaite à la profession de l’impiété. Les esprits absolus rejettent de telles transactions, mais la société n’est pas faite pour les esprits absolus.

Par malheur, la pratique n’est pas tout. L’homme a le noble privilège de pouvoir considérer toutes choses du droit de la pure raison, comme s’il était lui-même une pure intelligence. C’est là ce qu’on appelle la spéculation. Sur ce terrain, la vérité absolue reprend ses droits, et la philosophie est essentiellement spéculative. Dans son application aux choses sociales, l’honneur de notre siècle est de penser que la philosophie doit s’élever au-dessus des intérêts, des préjugés et des faits, et tout peser au poids de la justice et de la raison. Et cependant, comme l’écrivain ne peut se scinder en deux personnes, en un philosophe et un citoyen qui n’aient rien de commun entre eux, il lui est encore bien difficile de penser et de parler en toute liberté, et de grands esprits se sont assujettis à la règle de ménager les choses établies. Lorsqu’en publiant l’Esprit des Lois Montesquieu écrivait : « Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois, qu’on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l’on se