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Dans cette grande cité cosmopolite et mêlée, sentine enrichie des deux mondes, on ne trouve guère de vrais citoyens. La rabble, la plèbe grossière y domine. J’ai vu des meetings où la passion profonde des auditeurs imprimait un caractère de gravité à l’appareil burlesque qui l’accompagne. Ici le fond même est d’accord avec l’apparence. La politique est une occasion de désordres, le meeting un spectacle ; la mise en scène en est pompeuse, comme ces pièces insignifiantes qui ne valent que par les décors. C’est en vain qu’on cherche une pensée dans cette cohue, rassemblée par l’unique attrait du tapage. L’on dirait une manifestation commandée d’avance à quelque Barnum politique.

Aussi est-ce dans New-York, au cœur même des états du nord, que le président Lincoln rencontre la plus violente opposition. Sur un million cinq cent mille habitans, il faut compter six cent mille étrangers qui ne sont ni Européens, ni Américains. C’est une grande cause de trouble que cette multitude d’aventuriers sans patrie qui, pour avoir reçu, avec le nom de citoyens, le baptême improvisé du républicanisme, n’ont pas encore appris à pratiquer les droits et les devoirs des peuples libres. Elle n’a ni foi politique, ni desseins arrêtés ; elle n’a qu’une humeur aveugle, turbulente et vénale qu’exploitent certains démagogues déshonorés. Nouvelle venue, elle a l’étrange prétention d’être affranchie des charges communes et de faire la loi au pays qui l’adopte. Tous les partis y trouvent des mercenaires : nulle part la république n’a acheté plus de soldats que dans la populace de New-York ; mais elle préfère en général le service des démocrates à celui des républicains. Ceux-ci lui demandent des hommes, des subsides, des sacrifices ; ceux-là lui promettent l’exemption d’impôts, lui offrent pour passe-temps l’insurrection et le pillage. Ses chefs parviennent aux charges municipales en tenant sous la menace d’une émeute les honnêtes gens timides. Dans ce pays où la liberté fait une si rude guerre, à l’ignorance et aux haines sociales, le peuple de New-York en est encore à ce vague communisme qui aboutit au brigandage et à la guerre des rues. Les Américains ont bien raison de ne pas vouloir pour capitale d’une ville qui appartient à peine à leur pays.

Les démocrates comptent sur cent mille voix de majorité dans la ville. Il est probable au contraire que les campagnes nommeront Lincoln. Les populations agricoles, qui, au lieu d’être un ramassis d’émigrans comme celles des villes, se composent en Amérique de propriétaires éclairés, industrieux et honnêtes, sont en général favorables à l’opinion républicaine. Les élections locales du Maine ont donné une majorité unioniste. Tout va donc bien du côté politique malgré une échauffourée sanglante dans les rues de