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compte du sens qu’il donnait à ces mots d’honnêteté et de vertu qu’il prodiguait avec faste. A ses yeux, la vertu était un simple calcul d’intérêt : ne nuisez pas de peur qu’on ne vous nuise ; respectez les lois, non parce qu’elles sont justes, mais parce que là est l’unique moyen d’avoir la paix, en empêchant les hommes de s’entre-dévorer. Ce qui atténue encore plus l’apparente grandeur de cette sagesse, ce qui la réduit à sa juste mesure, c’est qu’Épicure ajoutait à son principe fondamental ce commentaire singulier : au demeurant, s’il vous en coûte par trop de vous abstenir de la volupté ou des plaisirs, quels qu’ils soient, si l’effort que vous auriez à faire est trop douloureux ou trop violent, comme après tout il s’agit de souffrir le moins possible, eh bien ! renoncez à la lutte et contentez votre ambition ou votre chair. Cependant ce n’était là, à l’en croire, que l’extrême parti, et le plus sûr était de s’exercer à l’abstinence de tous les plaisirs autres que le bon état du corps et la tranquillité de l’âme ; mais là précisément étaient le danger et le poison de son égoïsme, le plus ingénieux et le plus profond qui fut jamais en même temps que le plus stérile. L’on vient de voir que la société grecque était lasse de tout, même de jouir, et que les esprits les plus élevés ne vivaient plus guère que par la crainte de la douleur. Un sentiment unique, la peur, avait presque chassé et remplacé les autres. Le système d’Epicure serait exactement nommé la philosophie de la peur. « Soyez frugal, dit-il, de peur d’être malade ; soyez courageux, de peur de trop souffrir au milieu des chagrins ; ne vous mariez pas, de peur d’être la victime d’une femme acariâtre ; n’ayez point d’enfans, de peur d’entendre leurs cris et d’assister au spectacle de leurs maladies ou à celui de leurs mauvaises mœurs. Ne croyez pas que l’âme est immortelle, de peur d’être tourmenté à la pensée d’une autre vie. Ne croyez pas que les dieux s’occupent de nous, de peur d’avoir à redouter leur colère. Ne vous mêlez pas des affaires publiques, de peur d’être rongé de soucis et écrasé par vos rivaux. Restez en repos, mangez du pain, buvez de l’eau claire : la volupté suprême est là. »

Il n’y a pas à s’échauffer contre un tel système, qui est et qui sera toujours le dernier mot de l’égoïsme matérialiste : c’est assez de l’exposer ; mais on aura beau le prendre par ses quelques bons côtés qui étaient autant d’inconséquences, on aura beau en taire ou en voiler les côtés honteux, notamment le remède qu’Épicure recommandait a ceux que tourmentait trop le mal d’amour, quand on aura réussi à prouver que cet ascète par volupté ne fut point un corrupteur de profession, il restera encore ceci : qu’Épicure éleva à la hauteur d’une philosophie et osa appeler du nom de sagesse les plus misérables timidités de son siècle. Au lieu de rassembler