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pourra se faire, l’organisation de la société japonaise, telle qu’on a pu l’étudier depuis deux ans surtout, permet de hasarder quelques conjectures. On connaît cette organisation, dont le régime de la caste est la base. La classe des nobles vit dans ses châteaux, occupant les emplois du gouvernement ou les hautes charges ecclésiastiques de la cour spirituelle du mikado, ayant directement sous ses ordres une foule d’officiers, d’hommes d’armes, de petits fonctionnaires, de prêtres, qui forment entre eux et le peuple une sorte de classe moyenne. Enfin le peuple est divisé lui-même en pêcheurs, agriculteurs, artisans et marchands. Reposant de la sorte sur l’inégalité sociale, cette constitution paraît toutefois exclure l’arbitraire ; la grande responsabilité qui incombe aux gouvernans, l’étroite surveillance qu’exerce sur eux le pouvoir centralisateur de Yédo, la force que donne à ce pouvoir l’emploi tout exceptionnel de l’espionnage, tout cela paraît assurer aux gouvernés justice et sécurité. En échange de cette quiétude, ils doivent à leurs supérieurs dans l’ordre social respect et obéissance absolus. Telle est la machine japonaise ; une longue paix intérieure et extérieure de trois siècles, un complet isolement du reste du monde, ont permis aux souverains qui se sont succédé de la polir et de la perfectionner dans ses moindres rouages : aussi n’en existe-t-il pas sans doute qui pousse à ce même degré la réglementation et la prévision de toutes choses.

L’irruption dans l’empire japonais des étrangers et de leurs idées ne peut manquer d’introduire tôt ou tard une perturbation dans cet état social, et en particulier d’ébranler l’autorité séculaire de la noblesse. Cette dernière a vite reconnu le danger ; aussi avons-nous vu, dans ces dernières années, son animosité se développer peu à peu et se traduire enfin par l’effusion du sang étranger et du sang japonais, la guerre extérieure et la guerre civile. La noblesse a craint une révolution sociale, et peut-être s’est-elle trop hâtée de la croire imminente. Habituées à une existence paisible, à l’abri des soucis qu’amènent l’ambition et la soif d’acquérir, les classes inférieures du Japon ne sont pas faites encore pour comprendre l’esprit remuant et inquiet de notre époque. Il faudra de longues années pour qu’à notre contact ces sentimens se développent chez le peuple japonais. Une classe seule est mieux préparée que les autres à cette transformation d’idées : c’est celle des petits officiers, des petits fonctionnaires, plus instruite, en contact journalier avec les étrangers (les transactions commerciales se font par leur intermédiaire), ayant dans deux ambassades entrevu et paru vivement apprécier la civilisation européenne. Quelques rapides fortunes faites exceptionnellement parmi eux, grâce au talent ou à la faveur, y ont