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— Je ne vois rien, répondit la jeune fille, ni châtelain, ni molosse, ni écuyer… On dirait le logis de la Belle au bois dormant. Qu’en pensez-vous, monsieur Desruzis, vous qui aimez les choses qui ont du caractère ?

— Mais ce château est dans un état parfait de conservation, répondis-je ; en vérité, ce serait du vandalisme que d’y faire la moindre réparation. Je me plairais ici…

— Au moins, je le suppose, vous feriez sabler les allées, replanter l’avenue, blanchir la façade…

La porte de la tourelle servant d’escalier venait de s’ouvrir, et nous vîmes s’avancer vers nous le maître du château, M. de Rogariou. C’était un homme de haute taille, dans la force de l’âge, portant une belle barbe noire, vêtu d’une façon étrange. Il avait sur la tête un de ces chapeaux de paille de Manille qui ressemblent à un entonnoir renversé. Le reste de son costume était celui du créole dans toutes les colonies : veste blanche et pantalon flottant de même couleur.

— Mesdames Legoyen ? demanda-t-il poliment en faisant signe aux deux sœurs d’entrer.

— Et M. Albert Desruzis, notre parent, répondit ma cousine en me présentant à M. de Rogariou.

Nous avions traversé le vestibule, placé dans la tourelle de l’escalier, et la porte du salon s’ouvrait à notre droite.

C’était à Mme Legoyen de prendre la parole. — Monsieur de Rogariou, dit-elle avec embarras, nous avons pris la liberté, ma sœur et moi…

Puis elle s’arrêta court. Dans la vaste cheminée, soutenue par deux chimères grimaçantes, brillait un grand feu, et devant ce feu aux flammes ardentes se tenait à demi couchée sur des coussins une jeune fille au teint foncé enveloppée dans un immense châle de crêpe rouge. A notre vue, elle se dressa sur le coude et fit un mouvement pour fuir.

Levanta-te, Flora, y queda-te aqui[1], lui dit M. de Rogariou, et se tournant vers nous : Cette jeune personne est ma nièce, ajouta-t-il, la fille de mon frère aîné, mort à Manille il y a trois ans.

Flora se redressa lentement, serra autour de sa taille le châle rouge dans lequel elle s’était drapée, jeta sur nous un regard étrange, puis reporta sur le foyer son grand œil noir et se tapit au fond d’un vaste fauteuil. Il y avait dans son attitude quelque chose de cette défiance attentive et de cette douceur câline qui caractéri-

  1. « Lève-toi, Flora, et reste ici. »