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dans mes réflexions, Mme Legoyen se trouva devant moi au tournant d’un massif.

— Mon cher Albert, me dit-elle à demi-voix, il se passe des choses étranges… Vous, ma sœur Emma et la nièce de notre voisin, vous n’êtes que des enfans… — Et comme j’allais me récrier : — Et des enfans terribles encore ! ajouta-t-elle. Vous, Albert, malgré vos vingt-sept ans, vous manquez totalement de raison. Vous pouvez avoir de l’énergie, du courage en face des périls ; mais pour les choses de la vie vous ne possédez ni décision, ni volonté… Votre imagination vous emporte à tous les vents… M. de Rogariou est un tout autre homme : il sait ce qu’il veut, où il va ; il gagne tout le terrain que les autres perdent par leur faute. Songez-y.

Comme elle achevait ces paroles, un bruit de voiture se fit entendre : c’était Jean qui ramenait la calèche.

— Eh bien ! lui dit Mme Legoyen, tu as remis M. de Rogariou et sa nièce sains et saufs à la porte de leur parc ?

— Madame, répondit Jean, ça va tout seul à présent ; les chemins creux sont élargis jusqu’aux abords de La Marsaulaie ; ce sera bientôt à ne s’y plus reconnaître. Il y a aussi des ouvriers dans le parc ; tout est sens dessus dessous.

— Vous entendez, Albert, reprit Mme Legoyen ; si quelqu’un part pour Manille aux approches de l’hiver, à coup sûr ce ne sera pas le châtelain de La Marsaulaie.

Les paroles de Mme Legoyen n’étaient pas une énigme bien difficile à comprendre. Désormais elle me considérait comme le cousin de son mari, et rien de plus. En moins de quelques semaines, je me vis relégué au second plan. Ma gaucherie, mon inaptitude à parler et à agir comme tout le monde l’avaient surprise, puis blessée ; l’arrivée de M. de Rogariou avait fait le reste. Décidé à rentrer dans la vie civilisée, que des revers de fortune l’avaient contraint d’abandonner pendant de longues années, celui-ci cherchait à s’établir dans son pays natal. Emma lui plaisait ; il lui faisait sa cour en homme bien élevé, qui compte sur ses bonnes manières et sur sa bonne mine pour réussir. Son long séjour dans les pays étrangers lui donnait un certain prestige dont il savait tirer parti ; sa sauvagerie un peu affectée des premières journées n’avait été vraisemblablement qu’un moyen d’exciter la curiosité et d’attirer l’attention. De plus M. de Rogariou possédait un titre, et mon cousin Legoyen était très flatté d’avoir lié connaissance avec un vicomte. Quand le châtelain de La Marsaulaie arrivait au château de La Ribaudaie dans sa calèche armoriée dont un valet de pied en grande livrée lui ouvrait la portière, un sourire de satisfaction et d’orgueil s’épanouissait sur les lèvres de Mme Legoyen et de sa sœur. L’étoile de M. de Rogariou montait donc sur l’horizon à mesure que la mienne baissait,