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se pratique également aux Indes, où l’on a vu souvent des régiments de cipayes se présenter à la porte d’un nabab et demander le paiement de leur solde en menaçant de se laisser mourir de faim, s’ils n’étaient pas payés. On prétend que ce mode d’obtenir justice est très efficace aux Indes. Il l’était probablement aussi dans la vieille Irlande ; il le serait même chez nous. Si quelqu’un s’établissait à la porte de votre maison et déclarait à tout venant qu’il est là, mourant de faim, pour témoigner que vous avez commis une injustice à son égard, la contrainte serait grande, et l’on aurait hâte de s’y soustraire, quand même la plainte serait injuste.

Je ne discute pas la moralité de cette justice, qui faisait de l’ordre avec du désordre, comme on l’a dit récemment en France sans se douter qu’on répétait la maxime favorite des lois brehon. Je fais cette simple remarque. Si l’effet des parentés sociales est tel que, pour amener un homme devant le juge, il faille commencer par saisir ses biens avant l’ouverture du procès, ces mêmes parentés sociales ont dû sans cesse exciter chacun à prendre les armes pour défendre l’homme de sa tribu. Et quand on voit ce plaideur qui vient jeûner à la porte du chef et qui sans doute ameute autour de lui toute la population à laquelle il raconte ses griefs, on ne peut s’empêcher de penser qu’une émeute devait en être le résultat plus souvent qu’un procès. La législation des brehon n’est donc pas en contradiction, comme on le prétend, avec l’histoire d’Irlande, avec cette histoire déplorable qui peut se résumer en deux mots : impuissance à se défendre contre un ennemi étranger, si faible qu’il soit ; impuissance à rester un jour en paix avec son voisin. Sous le régime du clan, la loi doit être douce et la société violente. Puisque toute affaire privée devient l’affaire du clan, la plupart des affaires doivent se régler comme se décident les affaires entre les états, c’est-à-dire par la guerre, par la rapine et par l’injustice, et les brehon faisaient sans nul doute plus de traités de paix qu’ils ne prononçaient de jugements.

La loi sur les parentés sociales et la loi sur les tenanciers libres, ainsi que celle sur les bas tenanciers, n’étant pas encore publiées, c’est d’un code de procédure dont la forme est singulièrement obscure qu’il faut extraire par voie indirecte des notions certaines sur le régime du clan. Y avait-il chez les anciens Irlandais des libertés politiques, des assemblées, des malls, comme chez les Francs ? Oui et non ; il en existait autant que le comportait le régime du clan. Avec ce régime, il ne peut être question ni d’assemblées générales de la nation, ni même d’assemblées générales de chacun des trois grands peuples qui se partageaient l’Irlande. Seulement, d’après une glose du Senchus, les possesseurs d’héritages, qui étaient tenus d’accompagner le roi à la guerre, avaient en même temps le droit de