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coupole avec une sérénité douloureuse et ironique au-dessus du champ funèbre. Le soleil se couche, et l’azur pâlissant devient si limpide qu’une teinte imperceptible d’émeraude verdit son cristal. Rien ne peut exprimer ce contraste entre l’éternelle beauté du ciel et la désolation irrémédiable de la terre ; Virgile le premier, au milieu de la pompe romaine, montrait déjà le miséricordieux regard des dieux qui, sous les toits de Jupiter, contemplent avec étonnement les misères et les combats des hommes[1].

Je ne puis m’ôter de l’esprit que c’est ici le tombeau de Rome et de toutes les nations qu’elle a détruites. Italiens, Carthaginois, Gaulois, Espagnols, Grecs, Asiatiques, peuples barbares et cités savantes, toute l’antiquité pêle-mêle, ils sont venus s’enterrer sous la cité monstrueuse qui les a dévorés et qui en est morte, et chaque ondulation verte est comme la fosse d’une nation distincte.

Le jour est tombé, et dans la nuit sans lune les misérables relais fangeux avec leur lampe fumeuse apparaissent tout d’un coup comme la demeure du veilleur des morts. Les pesans murs de pierre, les arcades salies, les profondeurs noirâtres où l’on démêle vaguement des formes de chevaux étiques, les étranges figures brûlées et jaunâtres qui se démènent au milieu des harnais avec un bruit de ferraille, les yeux luisans allumés par la fièvre, tout ce désordre fantastique et grimaçant au milieu des ténèbres et de l’humidité froide qui tombe comme un suaire laisse dans le cœur et dans les nerfs un long sentiment d’horreur. Ce qui achève le cauchemar, c’est le lugubre postillon en vieille cape déguenillée qui sautille éternellement dans la clarté jaunâtre. La lumière de la lanterne tombe tout entière sur son dos avec une teinte de spectre. A chaque instant, il se tortille pour bâtonner ses rosses, et on voit le rire fixe, la contraction machinale de ses mâchoires maigres.

Au réveil, dans les premières blancheurs de l’aube, apparaît un fleuve qui tourne sous ses fumées matinales, puis un enchevêtrement de ravins et de coteaux décharnés, lézardés par des cassures innombrables, avec des traînées de cailloux blancs écroulés dans les creux et sur les pentes ; dans le lointain, de hautes montagnes rayées ou noirâtres. La frontière est passée, c’est l’Apennin qui commence. Un soleil gai luit sur les arêtes vives des cimes ; la poitrine aspire un air sain ; on est sorti de la contrée empestée : voici enfin le pays maigre, mais propre à la vie, pays sévère, aux traits grands et tranchés, qui peut remplir l’esprit de ses nourrissons d’images nobles et précises, sans alourdir leur corps par l’abondance d’une nourriture grossière. Des landes, des rocs

  1. Di Jovis in tectis iram mirantur inanem
    Amborum et tantos mortalibus esse labores.