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J’ai trouvé ici le plus gracieux accueil chez M. Ravin d’Elpeux, consul de France, un homme excellent et de grand mérite, qui me donne une foule de renseignemens précieux. La première fois que j’entrai dans sa maison, on y jouait la comédie en français. J’y ai vu réunie tout entière la petite colonie française de Chicago. Elle se compose en général d’émigrans d’assez fraîche date, dont quelques-uns n’ont pas renoncé à retourner dans leur pays. Il y a d’ailleurs dans l’ouest et tout le long du Mississipi des populations entièrement françaises qui sont restées là depuis l’abandon de nos colonies, et qui n’ont rien perdu de leur caractère national. À Détroit, ville dont le nom même indique l’origine, le français est encore parlé dans quelques familles. M. d’Elpeux a visité dans l’Illinois des villages qui sont demeurés à l’écart de la civilisation américaine, et où l’on ne parle encore que le patois picard et normand. Les Américains y sont tellement détestés qu’ils n’y peuvent vivre, et que dans l’un de ces villages, peuplé de plusieurs centaines d’habitans, l’unique personne qui comprît bien l’anglais était un marchand yankee qui venait tous les ans y faire commerce et qui avait fini par s’y fixer. En voyant ces lieux où le temps n’a pas marqué, il semble qu’on soit transporté d’un siècle en arrière. On montre dans une des bibliothèques de Chicago une ancienne carte, héritage des premiers colons, toute couverte de noms français dont la plupart ont disparu, et où l’Amérique du Nord tout entière est représentée comme un empire français. Ce muet témoin et quelques pauvres hameaux sont tout ce qui subsiste, au milieu de l’inondation américaine, de ces temps pour ainsi dire antédiluviens. Mais il y a quelque chose de touchant dans la persistance singulière de notre vieil esprit national. Tandis que les Allemands par exemple font peau neuve en quelques années, partout où nous allons nous restons nous-mêmes, et nous aimons mieux nous laisser étouffer par la race conquérante que de nous plier à son langage et à ses mœurs.


Richmond (Indiana), 11 novembre.

Me voilà encore victime de l’incurie des chemins de fer. Cette ; fois je n’ai pas perdu mon bagage : c’est ma personne même qui reste en route avec un train tout entier. Je partais hier au soir de Chicago, espérant arriver ce matin même à Cincinnati : ce matin nous n’étions pas à mi-route. Enfin l’on nous dépose ici, au bord de la voie, avec douze heures de retard, en nous priant d’attendre le train suivant. La ligne est, paraît-il, encombrée par les transports militaires, et la compagnie se dédommage de cette dépense extraordinaire en faisant passer à ses heures les voyageurs qui ont payé.