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pis aller pour les incapables, ou comme un moyen détourné de parvenir à la fortune. On est d’abord besoigneux, et l’on devient avide. Traditions, mœurs, exemples, origine ou même nécessité, tout concourt à faire la spéculation reine de la société américaine. Son empire y est absolu, incontesté, inévitable. On vous demande si vous spéculez comme on demande si vous mangez, — deux choses également inséparables de la nature humaine. Mettez de côté vos rigueurs, vos aversions, vos délicatesses exagérées ; sinon, vous passez pour un dédaigneux aristocrate.

Je vous écris debout, dans un bar-room plein de bruit et de monde, où un retard du chemin de fer me condamne à passer la moitié de la nuit. La chose est si fréquente qu’elle lasserait la patience d’un saint. Je suis parti de Schœfer’s-Farm à midi, comptant arriver à Buffalo vers dix heures : ainsi le voulaient les règlemens ; mais à Corry nous reçûmes l’avis que nous ne serions à Buffalo que le lendemain matin. Pendant quatre heures, nous avons piétiné au bord de la chaussée, dans le brouillard et sous le vent froid du soir. Corry est un point important, où se réunissent trois ou quatre chemins de fer ; mais la munificence des compagnies n’a pas trouvé de quoi bâtir autre chose que deux guérites de planches où se tiennent les vendeurs de billets, et où la foule se bat pour les prendre. Je suis en ce moment à Erié, au bord du lac de ce nom, prêt à monter dans le train de Buffalo, qui passera dans une heure ou deux.


Buffalo, 20 novembre.

Je suis arrivé ici au point du jour ; je n’ai pu fermer l’œil. Toutes ces fatigues m’ont un peu éprouvé. Je me décide à retourner droit à New-York, où je passerai quelques jours à graisser les roues de ma machine avant de continuer mes pérégrinations.

Je viens de me promener dans Buffalo. C’est une immense ville avec d’immenses rues, bordées d’immenses maisons, avec un immense lac devant elle, d’ailleurs d’une nudité, d’une platitude et d’une monotonie désolantes. Les rues centrales, bâties en brique et cuirassées d’enseignes de tout genre, portent le signe d’une activité commerciale endormie aujourd’hui de ce glacial sommeil des dimanches qui ressemble à un deuil public. Les omnibus, qui roulent toujours, sont les seules choses vivantes qu’on y rencontre. J’ai été jusqu’au port, qui se ramifie dans la ville par plusieurs canaux : il y règne, même le dimanche, une grande activité. Tout le long des quais, et sur une langue de terre où îlot de sable qui abrite les bassins du port, se dressent, comme à Chicago, trente ou quarante de ces gigantesques greniers à blé ou élévateurs qui sont