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ces libres épanchemens est celui qu’il tint un soir au prince Charles dans une mauvaise baraque de Jaegerndorf. C’était pendant la campagne de Bohême. Le prince Frédéric de Brunswick venait de culbuter les Autrichiens qui occupaient la ville. Au moment où il accourt au galop pour annoncer ce succès au roi et prendre ses ordres, le roi, pensif, boudeur, lui commande sèchement de retourner à Jaegerndorf. Il venait de manquer une opération qui pouvait amener de bons résultats, et se sentait fort humilié du contraste. Il se décide pourtant à gagner lui-même avec ses troupes la ville que le prince de Brunswick vient de lui donner et d’y établir son quartier-général. Il boudait toujours. Au lieu d’entrer dans la ville même, où tout était déjà disposé pour le recevoir, il s’arrête dans une espèce de ferme très mal tenue, s’assied sur un banc au milieu des ordures, et, retenant le prince Charles auprès de lui, se met à parler de toute sorte de choses pour donner le change à sa mauvaise humeur. C’est là que le lendemain, dînant seul à seul avec le prince, il lui racontait la conduite de l’impératrice Marie-Thérèse dans le partage de la Pologne. C’est une révélation des plus curieuses, et la scène mérite d’être citée tout entière.


« Dans ce moment, le prince Frédéric de Brunswick arriva de Jaegerndorf, où il n’était pas entré sans résistance et où il avait mis une brigade pour garnison. Il s’approcha du roi, qui n’était rien moins que de bonne humeur. « Que voulez-vous, prince Frédéric ? » Le prince répondit : « Je voulais faire mon rapport à votre majesté ; j’ai occupé Jaegerndorf selon ses ordres. — C’est fort bien. Retournez à Jaegerndorf. — J’y ai mis le chef de la brigade pour commandant, dit le prince, après avoir arrangé tous les postes dans la vieille forteresse. — Retournez, prince Frédéric… » Le lieutenant-général Bülow s’approcha du roi pour prendre ses ordres. Le roi lui dit quelque chose que le général ne comprit point, et on n’osait pas le lui redemander. Le général Bülow s’adressa donc à moi et me demanda tout haut ce qu’il devait faire, n’ayant pas compris le roi. Je lui répondis assez haut pour que le roi pût l’entendre : Ich vermuthe dass der König die Einrückung in die Quartiers befohlen hat[1]. Le roi ne dit rien, mais continua sa marche vers Jaegerndorf au pas, où je l’accompagnai. »

« Lorsque nous fûmes devant la ville, dans le faubourg, le roi demanda où était son quartier-général. On lui répondit : En ville. Il vit une grande cour, et ordonna sur-le-champ qu’on fît tout venir de la ville à cet endroit. Il s’assit devant la porte de la maison, dans la cour, sur un banc de bois, et m’appela pour m’asseoir à côté de lui. Il s’écoula un temps assez long avant l’arrivée des bagages. En attendant, le roi fit la conversation sur toutes sortes de matières, tournant en ridicule la cense ou cour qu’il avait choisie. Elle était assez en désordre et remplie de fumée et d’ordures. Nous apprîmes qu’elle appartenait au prince Lichtenstein, et le roi me dit le lendemain

  1. « Je crois que le roi a ordonné de faire rentrer les troupes aux quartiers. »