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de vétérans aguerris, et celle qu’on lui oppose est composée de milices levées à la hâte et volées, suivant l’expression mélodramatique du général Grant, « au berceau et à la tombe. »

Nashville est en revanche assiégée, mais personne ne s’en émeut dans ce pays, où la guerre est devenue une maladie chronique. Les journaux font de curieuses descriptions de la capitale du Tennessee : jamais, paraît-il, ne s’y est pressée plus grande foule d’étrangers et de spéculateurs. Les rues sont vivantes, le commerce régulier et tranquille, les hôtels bourrés de monde ; les logeurs recueillent la pluie d’or et souhaitent l’éternité de la guerre civile, tandis qu’à trois milles de là les deux armées échangent des coups de canon. Curieux exemple à notre époque de cette existence incertaine des républiques de l’antiquité et des cités du moyen âge, toujours menacées, toujours à la veille du pillage et de la ruine, mais faites au danger et étrangères à ces terreurs pusillanimes qui font plus de mal encore que la guerre !

Le congrès est d’un calme profond. Au sénat, M. Wilson propose d’affranchir, dans les états demeurés fidèles à l’Union, les femmes et les enfans des soldats noirs. M. Sherman fait voter la construction de cinq revenue-cutters, en réalité cinq petits vaisseaux de guerre, pour protéger la frontière des lacs autant contre le brigandage que contre la contrebande. Enfin, chose plus importante, la chambre des représentans vote à vingt voix de majorité une loi générale sur les faillites, qui va venir à l’étude au sénat.

L’événement grave du jour est l’acquittement des raiders de Saint-Albans par la cour criminelle de Montréal. Vous vous rappelez les étranges hésitations des autorités canadiennes à mettre en jugement les coupables. Cette question judiciaire était en même temps une affaire d’état. M. Cartier, ministre de la justice, était venu lui-même à Montréal pour s’entendre avec la cour et lui donner les instructions du cabinet. Les débats s’ouvrent après un mois d’attente : dès la première audience, sans même entendre les parties plaignantes, le juge Coursol donne raison à l’avocat des prévenus. Sous prétexte que l’affaire implique une question internationale et qu’en matière d’extradition le mandat d’arrêt doit porter, pour être valable, la signature du gouverneur-général, il se déclare incompétent et ordonne la mise en liberté des prisonniers. En vain les avocats protestent, en vain l’avocat de la reine fait observer lui-même que sans doute on a mal compris la décision du juge, et qu’il ne peut, sous ce prétexte, prononcer un acquittement général sur les six chefs de l’accusation, lorsque la cour n’a présentement à décider que sur un seul : le juge s’emporte, se plaint que sa décision soit contestée, en ordonne l’immédiate exécution, et les brigands prennent la clé des champs aux applaudissemens de la foule.