Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/997

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de cette imagination que j’admirais de si bonne foi venaient de se replier brusquement. J’en fus déconcerté, et j’y vis une leçon. Emma attendait de moi un mot encore à propos de ce dîner où elle avait remporté sur toutes les femmes un avantage signalé. Ce mot, je ne l’avais pas articulé, de là un dépit secret et le désir soudain de rentrer au château.

— — Allons, me dit Mme Legoyen, il faut en rester là de vos aspirations poétiques, mon cher cousin ; Emma se serait enrhumée à écouter vos discours…

Nous marchions assez vite. A notre gauche, à travers un bouquet de vieux arbres qui s’arrondissaient au penchant d’un ravin comme une masse noire effleurée à son sommet par les rayons de la lune, une lumière brilla, pareille à un feu follet.

— Tiens, dit Mlle Trégoref, on n’est pas couché encore au manoir de La Marsaulaie ?

— Probablement M. de Rogariou, le maître de ce triste castel, vient d’achever, lui aussi, sa promenade du soir, répondit Mme Legoyen.

— Dieu ! que j’aurais eu peur, si nous l’avions rencontré, reprit Emma ; heureusement que M. Desruzis était avec nous…

Et s’adressant à moi : — C’est ce loup-garou dont il a été question pendant le dîner… Vous ne vous doutez pas ce qu’est ce manoir de La Marsaulaie. Figurez-vous un affreux petit château, sombre, enfoui sous les vieux arbres… Et celui qui l’habite, M. de Rogariou, on dirait qu’il appartient à un autre âge.

— Il est donc bien vieux ? demandai-je.

— Oh ! non, je ne crois pas qu’il ait plus de trente-cinq ans ; mais il vit dans la solitude la plus complète, sans songer à faire restaurer son manoir ; il n’y a pas une allée sablée dans son parc ! Il a beaucoup voyagé, lui aussi, et je suis certaine que vous vous entendriez avec ce Rogariou sur plus d’un point, car vous êtes passablement original quand vous vous y mettez ; n’est-ce pas, ma sœur ?

Mlle Trégoref éclata de rire en prononçant ces dernières paroles, comme pour me prouver qu’elle ne me gardait pas rancune ; puis elle reprit : — Si nous allions faire visite à ce personnage un de ces matins, demain par exemple ?

— Puisqu’il ne veut voir personne, répliqua Mme Legoyen, pourquoi irions-nous le troubler dans son gîte ?

— Mais moi, je serais très curieuse de le voir, repartit Emma ; et vous, monsieur Desruzis ?

J’avoue que je n’avais aucune envie de pénétrer dans le manoir de La Marsaulaie, et j’allais prendre parti pour ce M. de Rogariou