Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/1000

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dommage, car sans la guerre civile ce petit coin de la province serait florissant. Les communs de l’hacienda renfermaient sous leurs hangars onze magnifiques étalons de toute robe, croisés d’arabe et d’américain, et trois élégantes voitures importées de La Havane à grands frais. San-Juan est la plus belle exploitation du Tamaulipas, et ses produits agricoles et chevalins prouvent que, si les bras venaient à y abonder, la terre ne se montrerait pas ingrate.

Le majordome, un peu rassuré, avait reparu : il s’était cru un instant envahi par les gens de Mendez, dont il connaissait trop les procédés pour ne pas prendre la fuite. Cet administrateur, aussi intelligent que laborieux, était dévoué à La Serna, et sa responsabilité était lourde, car l’hacienda de San-Juan égalait en importance, par le chiffre de la population, une petite ville du Tamaulipas. Un vieux secrétaire du majordome, un escribano, lui servait de second. A tous ces détails, cet escribano ajoutait les informations qui nous intéressaient le plus. Mendez était campé sur l’autre rive de la Corona, prêt à se jeter dans n’importe quelle direction, car San-Juan est le carrefour de toutes les routes qui mènent aux quatre coins du Tamaulipas : au nord San-Carlos, à l’est Padilla et Ximenès, au sud Croy, et à l’ouest Guemès et Vittoria. Le majordome redoutait pour la nuit suivante, disait-il, une sérieuse attaque ; aussi comptait-il se jeter avec sa nombreuse famille dans le monte dès notre départ, qui s’annonçait déjà. D’après les derniers renseignemens, Mendez devait avoir pris position entre San-Juan et Padilla. C’était justement le chemin que nous allions parcourir pour rejoindre l’autre escadron dans la ville de Padilla, où était le rendez-vous.

Après une heure consacrée au repas des hommes et des chevaux, on se mit en route par une nuit brumeuse, coupant en pleine forêt à la suite de deux guides sûrs, des peones de San-Juan. Ce fut une marche de dix heures à travers huit lieues de marais boisés et sur une terre encore noyée par les dernières pluies. Parfois on s’arrêtait pour prêter l’oreille et laisser le temps à l’arrière-garde de rejoindre la colonne, surtout au passage des barrancas, fréquentes dans ces parages ; on était couvert de boue et harcelé de maringouins. Vers deux heures du matin, la moitié de l’escadron s’égara malgré toutes les précautions prises. La nuit était si noire que presque tous les contre-guérillas avaient la tête ensanglantée par les branches qui leur fouettaient le visage et les oreilles. On dut s’arrêter court, appeler et écouter longtemps ; personne ne répondit. Malgré le voisinage présumé de l’ennemi, il fallut se décider à faire sonner les trompettes. Rien ne produit une longue et douloureuse sensation comme ces notes graves et plaintives lancées de nuit dans