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dans l’industrie, dans les affaires, ou bien vont dans l’ouest se faire un patrimoine à eux. Le père de famille peut même établir une véritable substitution en faveur de l’aîné de sa race, limitée, il est vrai, à la seconde génération seulement et n’obligeant légalement que son héritier immédiat. Ainsi la loi américaine est aux antipodes de la loi française. Liberté des testamens, inégalité permise des partages, substitution même dans une certaine mesure, tout ce que la démocratie française condamne comme d’odieux vestiges de l’oppression féodale, la démocratie américaine l’autorise et le couvre du nom de la liberté. Ici encore, en matière de testamens et d’héritages, c’est toujours la même question qui se présente : laquelle des deux est la vraie démocratie, de celle que le goût de la liberté domine, ou de celle qui sacrifie la liberté même à un amour insatiable de l’égalité ?

Nous nous vantons volontiers en France d’être un des peuples les plus démocratiques du monde, si ce n’est le modèle même de la parfaite démocratie. Et pourtant, à y regarder de près, malgré le code civil, les principes de 89, l’admissibilité de tous aux emplois, voire le suffrage universel, nous n’avons guère répudié que de nom la tradition morale de l’ancienne monarchie. A la caste nobiliaire, déjà fortement battue en brèche au siècle dernier par les classes moyennes, s’est substituée la classe administrative et bourgeoise. Elle croit, par l’égalité des partages, avoir à jamais aboli l’esprit d’aristocratie de l’ancien régime, et elle n’a fait en réalité que le rendre populaire, le répandre, pour ainsi dire, dans tout le corps du peuple. Quel est le vice que nous reprochons, par exemple, à l’aristocratie anglaise ? C’est d’élever des prédestinés de la fortune qui n’ont rien à demander à leur travail, c’est d’entretenir en eux l’esprit d’oisiveté, l’égoïsme et l’orgueil. — Franchement est-ce que tous nos fils de familles bourgeoises, héritiers de trois mille livres de rente, ne sont pas de petits aristocrates manques ? Est-ce que l’oisiveté des bourgeois de province, qui moisissent dans les petites villes et ne connaissent d’autre emploi de leur vie que de tondre leurs métayers ou d’aller au café risquer le pain de leurs familles, est-ce que cette oisiveté misérable n’est pas un vice aristocratique ? Et quand nos jeunes gens, qu’on envoie dans les villes apprendre une profession libérale, se croient permis de ne rien faire, sous prétexte qu’ils ont le droit de dissiper d’avance leur part de l’héritage paternel, ne trouvez-vous pas qu’ils se donnent, à leur façon, des airs d’aristocrates et de marquis ?

Dira-t-on qu’il y a une union plus tendre entre le fils et le père quand la loi leur impose des droits et des devoirs mutuels ? Cela même est encore douteux : je les vois bien devant la loi marcher unis et inséparables, mais comme deux prisonniers liés à la même