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était une petite oasis en Italie ; on l’appelait gli felicissimi stati. On y bâtissait comme autrefois, on y donnait des fêtes, on causait ; l’esprit de société n’avait point péri comme ailleurs sous la rude main d’un despote ou dans l’inertie décente du rigorisme ecclésiastique. Le Florentin, comme jadis l’Athénien sous les césars, était resté critique et bel esprit, fier de son bon goût, de ses sonnets, de ses académies, de sa langue, qui faisait loi en Italie, de ses jugemens incontestés en matière de littérature et de beaux-arts. Il y a des races si fines qu’elles ne peuvent déchoir tout à fait ; l’esprit leur est inné, on peut les gâter, mais non les détruire ; on en fera des dilettanti ou des sophistes, mais non des muets ou des sots. Même c’est alors qu’apparaît leur fond intime ; on découvre que chez elles, comme chez les Grecs du Bas-Empire, l’intelligence primait le caractère, puisqu’elle a duré après qu’il s’est dissous. Déjà sous les premiers Médicis les plus vifs plaisirs sont ceux de l’esprit, et la tournure de l’esprit est toute gaie et fine. Le sérieux diminue ; comme les Athéniens au temps de Démosthènes, les Florentins songent à s’amuser, et comme Démosthènes leurs chefs les gourmandent. « Votre vie, dit Savonarole, se passe toute au lit, dans les commérages, sur les promenades, dans les orgies et la débauche. » Et Bruto l’historien ajoute qu’ils mettent « la politesse dans la médisance et le bavardage, la sociabilité dans les complaisances coupables ; » il leur reproche de faire « tout languissamment, avec mollesse et sans ordre, de prendre la paresse et la lâcheté pour règle de leur vie. » Voilà de gros mots : les moralistes parlent toujours ainsi, haussant la voix pour qu’on les entende ; mais il est clair que vers le milieu du XVe siècle les sens intelligens, cultivés, experts en matière d’agrément, d’arrangement et d’émotions, sont souverains à Florence. On s’en aperçoit dans les arts. La renaissance n’a rien ici d’austère ni de tragique. Seuls les vieux palais, bâtis de blocs énormes, hérissent leurs bossages rugueux, leurs fenêtres grillées, leurs encoignures noirâtres, comme un signe de la dangereuse vie féodale et des assauts qu’ils ont soutenus. Partout ailleurs perce le goût de la beauté élégante et heureuse. De la base au sommet, les grands édifices sont revêtus de marbre. Des loggie, ouvertes au soleil et à l’air, se posent sur des colonnes corinthiennes. On voit que l’architecture s’est tout de suite dégagée du gothique, qu’elle y a pris seulement une pointe d’originalité et de fantaisie, que sa pente naturelle l’a portée dès les premiers pas vers les formes sveltes et simples de l’antiquité païenne. On marche et on aperçoit un chevet d’église peuplé de statues expressives et intelligentes, un solide mur où la jolie arcade italienne s’incruste et se développe en bordure, une file de colonnes minces dont les têtes s’épanouissent pour porter le