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naturellement les Italiens ont l’instinct et le talent des affaires publiques ; en tout cas, ils en ont la passion.

Plusieurs personnes très bien placées pour voir me répètent que si la France monte encore dix ans la garde sur les Alpes pour empêcher l’Autriche de descendre, le parti libéral aura doublé ; les écoles, les journaux, l’armée, tous les accroissemens de la prospérité et de l’intelligence contribuent à l’augmenter. Les jalousies provinciales ou municipales ne font aucun obstacle. Dans les premiers temps, on a vu en Toscane quelques dissentimens, quelques résistances : ce pays était le plus heureux, le mieux gouverné de l’Italie, on hésitait avant de se soumettre à Turin et de courir les aventures ; mais le marquis Gino Capponi, l’homme le plus respecté du parti toscan, s’est lui-même prononcé pour l’union. Nul autre moyen de subsister dans l’Europe moderne ; d’ailleurs tous les grands Italiens, depuis Machiavel et Dante, ont écrit dans ce sens : il faut pouvoir résister à l’Autriche. Aujourd’hui tout se rejoint et se fond ; on voit déjà paraître dans l’armée une sorte de langue commune qui est un compromis entre les divers dialectes.

Deux traits séparent cette révolution de la nôtre. En premier lieu, les Italiens ne sont point niveleurs ni socialistes. Le noble est familier, bonhomme avec le paysan, il parle avec amitié aux gens du peuple ; ceux-ci sont bien loin d’être hostiles à leur noblesse, ils sont plutôt fiers de la posséder. Toute la propriété est affermée en métayage, et le partage des fruits établit une sorte de camaraderie entre le maître et le fermier. Souvent ce fermier est sur le podere depuis deux cents ans, de père en fils ; par suite, il est conservateur, rebelle aux innovations, inaccessible aux théories ; la culture est encore la même que sous les Médicis, fort avancée pour ce temps-là, fort arriérée pour celui-ci. Le propriétaire vient en octobre pour surveiller sa récolte, puis s’en retourne : non pas qu’il soit gentleman farmer, il a un fallore et souvent possède sept ou huit villas dont il habite une ; mais s’il n’a pas d’autorité morale ou politique sur ses paysans comme en Angleterre, il vit en bons termes avec eux. Il n’est pas dédaigneux, délicat, insolent, citadin comme nos anciens nobles ; il aime l’économie ; jadis il vendait son vin lui-même. A cet effet, chaque grand palais avait un guichet par lequel les chalands introduisaient leur bouteille vide et retiraient, moyennant argent, leur bouteille pleine ; la vanité supprimée laisse à la bonté humaine un plus large champ. Le maître profite et laisse profiter. Point de tiraillemens ; les mailles du réseau social sont lâches, mais ne cassent pas. Voilà pourquoi le pays a pu se gouverner tout seul en 1859. A cet égard, les Italiens sont plus heureux que nous ; c’est un grand point, quand on construit un