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assez laides, artisans ou bourgeois qui n’ont point pratiqué comme les Grecs la vie nue, et dont la gymnastique n’a point proportionné et réformé les corps. Ainsi encore le petit ressuscité de Lippi agenouillé devant l’apôtre a la maigreur osseuse et les membres grêles d’un enfant moderne. Enfin presque toutes les têtes sont des portraits : deux hommes encapuchonnés, à gauche de saint Pierre, sont des moines qui sortent de leur couvent. On sait les noms des contemporains qui ont prêté leurs visages : Bartolo di Angiolino Angioli, Granacci, Soderini, Pulci, Pollaiolo, Botticelli, Lippi lui-même, en sorte que cette peinture semble avoir pris tout son être dans la vie environnante, comme le plâtre plaqué sur un visage emporte le modelé de la forme à laquelle on l’a soumis.

D’où vient donc que ces personnages vivent d’une vie supérieure ? Comment se fait-il que l’exacte imitation du réel n’en soit point l’imitation servile ? Et comment de personnages ordinaires Masaccio a-t-il tiré des personnages nobles ? C’est que dans la multitude des choses observables il en a dégagé quelques-unes plus importantes que les autres, et qu’il leur a subordonné le reste. C’est qu’il a distingué dans les élémens du corps et de la tête des valeurs différentes, et qu’il a effacé ou diminué les moindres pour augmenter ou faire ressortir les plus grandes. C’est qu’ayant devant lui un homme et une femme nus quand il a fait cette Eve et cet Adam, ce jeune homme baptisé et le reste, il ne s’est point attaché aux innombrables et infinies nuances de toute cette couleur et de toute cette forme. C’est que tel ventre flasque, tel pied gâté par la chaussure, telle minutieuse saillie d’un cartilage ou d’un os ne lui ont pas semblé l’essentiel de l’homme. En effet, l’essentiel est ailleurs ; il est dans la solidité de la charpente osseuse, dans l’emmanchement des muscles et des tendons, dans le mouvement présent et possible des membres équilibrés, dans le frissonnement universel de la peau sur la chair qui se contracte, dans l’élancement et la détente générale de l’animal agissant. Le modèle nu ou l’écorché ne lui a servi que d’indication ; il s’en est mis le détail dans la mémoire, non pour le répéter comme un manuel, mais pour en comprendre les dépendances et les attaches, et pour en faire sentir l’agencement et la vitalité. Il en est de même pour le visage que pour le corps. Ce qui différencie des têtes contemporaines, ce qui distingue un marchand d’un marchand, un moine d’un moine, ce qu’il y a d’accidentel en chacun, la déformation ou la grimace spéciale que lui imprime l’habitude de veiller tard ou de trop dîner, quelle attention puis-je y donner ? Ce qui m’importe et ce qui importe, c’est sa grande passion dominante, c’est sa tendance et son caractère d’esprit principal, surtout ce qu’il y a en lui d’énergique,