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ombrageuses d’une politique alarmée firent taire cette fois, comme cela est si souvent arrivé dans tous les temps et partout ailleurs, la voix de l’humanité ; pour des vaincus récalcitrans et considérés comme dangereux, il n’y eut ni grâce ni délai : ils furent poussés brusquement vers la mer et l’exil. De là les embarras et les désordres d’un départ précipité, accrus par la rareté des moyens de transport.

Des rivages de la Circassie nous allons maintenant cheminer avec eux sur les flots de la Mer-Noire et les accompagner jusqu’à leur dernière étape sur le territoire ottoman. Les élémens de notre récit ont été empruntés en premier lieu au rapport d’un témoin oculaire, M. le docteur Barozzi, chargé par le conseil de santé de Constantinople de se rendre dans les localités du littoral de l’Asie-Mineure où abordèrent les Tcherkesses, et de faire exécuter les mesures d’hygiène, d’ordre et d’assistance que leur arrivée avait rendues urgentes[1], — en second lieu à l’introduction historique qui accompagne ce rapport dans la Gazette médicale d’Orient, et qui paraît également puisée à des sources authentiques. Nous ne saurions mieux faire que de suivre ces deux guides pas à pas.

Les principales stations de la côte ottomane dans la Mer-Noire où se portèrent les Tcherkesses furent d’abord Trébizonde et ensuite Samsoun. Quelques-uns, mais en petit nombre, poussèrent jusqu’à Sinope. Depuis le mois de novembre 1863, et malgré les rigueurs d’un hiver précoce, ils arrivèrent par bandes qui se succédaient presque sans interruption, entassés quelquefois au nombre de 4 à 500 sur de petites barques, en proie à des maux de tout genre. Souvent la traversée sur une mer célèbre par ses orages avait été longue et laborieuse. Une partie avait succombé en route ; mais l’encombrement était tel à bord, l’insouciance et la négligence poussées si loin que les morts restaient accolés aux vivans. Au fur et à mesure que grossit le courant de l’émigration, on les vit se présenter par convois de 4, 5 et même 10,000 à la fois dans des conditions encore plus déplorables. On cite entre autres le dernier convoi, qui comptait 6,000 personnes, entassées sur une vingtaine de barques où gisaient pêle-mêle les morts et les mourans. Comme le voyage, ralenti par le mauvais temps, avait été fort rude, ces pauvres gens, démunis de tout, avaient été obligés pour étancher leur soif de boire de l’eau de mer. Ils étaient si faibles qu’il fallut à leur arrivée les prendre à bras, comme des colis, pour les

  1. Comme récompense de sa belle conduite dans cette occasion, M. le Dr Barozzi a reçu la décoration de la Légion d’honneur. L’envoi des insignes de cette distinction était accompagné d’une lettre de M. le ministre des affaires étrangères, aussi honorable pour l’auteur de cette lettre que pour celui à qui elle était adressée.