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choses en soi, les systèmes eux-mêmes deviennent les choses en soi, la raison étant alors ce qu’il y a de plus réel, et même la seule chose réelle. Dans ce système, l’histoire de la philosophie prend une importance beaucoup plus grande encore que dans toute autre, et l’éclectisme n’y est pas seulement une convenance, il y est une nécessité.

Une des objections les plus répandues autrefois contre l’éclectisme, c’est qu’il conduit à l’indifférence et au scepticisme. Lorsque l’on croit qu’il y a de la vérité partout, on est bien près de croire qu’il n’y en a nulle part. Si tout le monde a raison, tout le monde a tort, puisque tous se contredisent : ou plutôt on n’a ni tort ni raison, et le vrai et le faux vont se perdre dans l’abîme de l’absolue indifférence. Cette objection, tant répétée il y a trente ans, a été bien démentie par l’expérience, car ce que l’on reproche précisément aujourd’hui, avec la même violence, à l’ancienne école éclectique, devenue l’école spiritualiste, c’est au contraire un certain excès de dogmatisme et une sorte d’intolérance. Au reste, que l’indifférence, la neutralité et le scepticisme puissent être souvent la fâcheuse conséquence d’une trop large manière de concevoir les choses, c’est ce qu’il serait difficile de nier. C’est là un des dangers les plus manifestes des époques très éclairées, qui connaissent trop le fort et le faible de toutes les thèses, le pour et le contre de toutes les questions. Elles savent trop pour conserver des passions et des croyances, et l’énergie des convictions se concilie difficilement avec l’étendue des lumières.

Tout cela peut être vrai ; mais il ne faut pas confondre l’un des abus possibles d’une méthode avec cette méthode elle-même. La méthode est incontestable. Après tout, le premier devoir est d’être juste. Même dans le désir si louable de me conserver des croyances fortes, je ne dois pas imputer une erreur à mes semblables, si ce n’est point une erreur, ni même me fermer les yeux sur la part de vérité que cette erreur peut contenir. Je dois à mon esprit la vérité, et j’ai le droit et le devoir de la recueillir partout. Si Lucrèce exprime avec force l’influence du physique sur le moral, je ne dois point me fermer les yeux pour ne pas voir la vérité qu’il me présente, parce qu’un matérialiste et un athée peuvent en abuser. Je ne dois pas le peindre comme un sophiste coupable, lorsque son seul tort est d’être frappé d’un point de vue vrai, mais de négliger les autres, tort dans lequel je tombe tous les jours moi-même. C’est se mentir à soi-même et mentir aux autres que de croire que tout est faux dans un système faux. Que ce soit maintenant une grande difficulté de réunir toutes ces parcelles de vérité, d’en faire un faisceau, de les lier, et de se donner ainsi un credo absolu avec tous ses