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besoin, patiente, qui reconnaît la puissance supérieure, mais qui voudrait s’égaler à elle[1]. »

La mythologie grecque lui fournissait ainsi fort à propos un des plus poétiques symboles par lesquels pût s’exprimer l’attitude déjà militante de sa pensée. On comprend aisément ce que représente dans l’esprit de Goethe cette deuxième dynastie de dieux, rois intrus, véritables usurpateurs, médiateurs inutiles entre la première et la troisième dynastie, entre les titans et les hommes. Ces dieux qui n’ont pu ni organiser le monde, ni créer l’homme, à quoi servent-ils ? Quand ils disparaîtront, ils ne laisseront pas de place vide dans le drame immense de la création, dans l’histoire du monde. Donc à l’origine il y a les titans, c’est-à-dire les forces élémentaires de la nature, et Prométhée, le plus habile, le plus industrieux de tous, qui représente l’instinct secret de l’organisme universel, la force plastique et créatrice, élaborant la masse confuse des choses, dirigeant les énergies aveugles des titans, ses frères, dans le sens de l’ordre et de la loi, formant l’homme enfin. Au terme de ce travail gigantesque, l’homme apparaît, le plus fragile et le plus fort des êtres. Il pense. Dès lors, le règne des titans eux-mêmes est fini. La terre a reçu son vrai maître, qui la domptera en attendant que les propriétés secrètes de la matière et les lois physiques, ramassées dans sa main, lui permettent de conquérir les cieux. Entre les forces aveugles, dirigées par l’instinct artiste de la nature, et la pensée, enfin éveillée dans l’homme et créant en lui la liberté, que vient faire la dynastie de ces dieux fainéans, qui ne savent occuper que par les durs caprices de la tyrannie les loisirs d’une royauté imbécile, méprisée des vrais travailleurs, des titans, ces ouvriers du monde, et du plus grand de tous, désigné par sa grandeur même à des haines plus violentes, Prométhée, l’ouvrier de l’homme ? L’allusion est directe, le symbole transparent. Entre la nature et l’homme, tout intermédiaire prétendu divin doit disparaître ; la raison dissipe ces fantômes, fils de la nuit et de la peur. Si ce n’est pas là la pensée même de Goethe, nous nous sommes bien mépris.

Qu’on relise, pour s’en convaincre, quelques-unes des brillantes apostrophes de Prométhée contre les dieux, quand il refuse l’offre qu’on lui fait de partager l’empire :


« PROMETHEE. — Les dieux veulent partager avec moi, et j’estime que je n’ai rien à partager avec eux. Ce que j’ai, ils ne peuvent le ravir, et ce qu’ils ont, je consens qu’ils le gardent. Ici le mien, là le tien, et de la sorte nous sommes séparés.

  1. Vérité et poésie, troisième partie.